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l’un des plus ravissans de l’univers. Cet abandon ajoute peut-être à son charme ; une teinte de mélancolie vient se refléter sur le plus splendide paysage qui fut jamais. La mer, la vallée, les montagnes, la végétation inaccoutumée des tropiques, vous jettent dans une sorte d’extase pleine d’étonnement. Il est impossible de ne pas se rappeler vivement les descriptions de Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie. Je trouve jusqu’à l’ajoupa construit avec des feuilles de bananiers. Voilà un vieux noir qui ressemble à Domingo ; mais a-t-il une maîtresse aussi bonne que Mme de La Tour ou Marguerite ? Un négrillon monte sur un cocotier et en rapporte un fruit que nous ouvrons. Je trouve assez agréable le liquide qu’il contient, c’est une eau sucrée légèrement acidulée et très rafraîchissante. Nous sommes entourés de noirs et de négresses de tous les âges. On me dit leurs prix à mesure qu’ils passent près de nous : cela varie depuis 600 piastres, prix moyen d’un nègre, jusqu’à 80 piastres, que peut valoir un négrillon. J’apprends que la mère a le droit de racheter d’avance son enfant en donnant 20 piastres avant sa naissance et 30 un mois après. L’esclavage seul gâte un peu l’impression d’enchantement qui m’arrive de partout. Je me dis avec un certain contentement : J’ai vu la nature tropicale dans son éclat ; à cette heure, toutes les sortes de végétation ont passé devant mes yeux, depuis les sapins et les bouleaux nains qui expiraient dans les marais de la Laponie jusqu’à ces palmiers, ces cocotiers, ces bananiers, ces yuccas, ces cactus, cette flore équinoxiale qui est la même des deux côtés de l’équateur. J’ai donc maintenant contemplé les principaux aspects de la nature et parcouru toute la gamme des harmonies divines ici-bas.

On donnait ce soir la première représentation d’une tragédie. J’ai voulu, pour la singularité du fait, aller au spectacle à Matanzas. Le sujet de la tragédie était Pelage ; presque à tous les vers éclatait un sentiment de patriotisme espagnol que le public me semblait partager. Le mot Espagne faisait toujours applaudir. Dans la disposition où sont les esprits, je m’étonnais de cet enthousiasme ; mais j’ai appris que c’étaient les Espagnols et non les créoles qui applaudissaient. Il y a entre ces deux parties de la population une irréconciliable inimitié. Les Cubans ne veulent pas être Espagnols et ne se regardent pas comme tels. On m’a parlé de deux enfans, l’un né d’une mère créole, l’autre d’une mère espagnole, et qui étaient déjà des frères ennemis. À la fin de la pièce, on a appelé l’auteur, il a paru ; en même temps un nuage est descendu derrière lui. De ce nuage est sorti un petit génie, lequel tenait une couronne. Cette couronne a été placée sur la tête du poète par deux actrices qui l’accompagnaient. Ne saluant point le public, mais souriant et couronné, le nuage et le petit génie à ses côtés, il faisait le plus drôle de triomphateur qu’on puisse imaginer.