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promenade d’hiver. Au centre s’élève une eau jaillissante entourée de fleurs et d’arbustes parmi lesquels on remarque la végétation exotique et bizarre des cycas ; on fait le tour de cette place tandis que la musique militaire retentit en plein air. En ce moment, le clair de lune achève d’embellir ces heures nocturnes. Un ciel incomparable, d’un bleu velouté comme l’air qu’on respire, et dans lequel notre regard plonge avec des délices infinies, semble une immense vague d’azur qui se recourberait mollement sur nos têtes. Les choux-palmistes qui encadrent le bassin dessinent à nos pieds l’ombre noire de leurs troncs un peu inclinés et l’ombre entremêlée de lumière que jettent leurs palmes. Nulle part je n’ai autant éprouvé dans une ville, dans une foule, le charme des impressions que la nature réserve d’ordinaire pour la solitude ; rien n’est poétique comme cette promenade au cœur d’une capitale, sous les tropiques, parmi les palmiers et les cycas. Il est fâcheux seulement que l’indolence naturelle aux créoles ne permette pas aux dames havanaises de marcher. À Cadix, à Séville, on fait de même tous les soirs le tour d’une place plantée d’arbres ; mais les belles Andalouses viennent y montrer leur taille cambrée et leur pied mignon. À La Havane, les femmes comme il faut restent dans leurs volantes, qui s’arrêtent tout autour de la promenade. C’est de là qu’elles jouissent du charme de ces belles soirées en prenant des glaces et en causant avec les hommes de leur connaissance debout auprès de la volante. On les voit beaucoup moins bien ainsi. Se dérieraient-elles de l’effet de leur beauté, et craindraient-elles qu’on ne trouvât pas au même degré chez elles les agrémens dont je parlais tout à l’heure ? Je ne saurais le croire, ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles ne mettent jamais pied à terre. La femme du gouverneur actuel a voulu joindre cette réforme à celles que son mari s’efforce d’introduire dans la colonie : elle a essayé de marcher ; mais le scandale a été si grand, qu’elle a dû renoncer à une tentative qui semblait ajouter aux causes de la révolution dont l’île est menacée.

Il ne faut pas que cette magnificence de la nature tropicale, cette gaieté d’une ville espagnole, l’élégance des volantes et même les beaux yeux des Havanaises fassent oublier la condition de la population esclave dont la présence attriste tout ce spectacle. Du reste, les renseignemens que je recueille me portent à penser que le sort des noirs de La Havane n’est pas rigoureux. Le laisser-aller des manières espagnoles permet une familiarité que ne tolérerait pas la fierté froide et sévère de la race anglo-saxonne. Ici les esclaves appellent leur maître niño et leur maîtresse niña, terme caressant qu’on adresse communément à un jeune homme ou à une jeune fille. Lorsque le propriétaire loue ses nègres comme manœuvres ou portefaix, ce qu’ils font au-delà de la tâche ordinaire est pour eux. Quand ils ont gagné cent piastres, ils ont le droit de forcer leur maître à