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suivaient dans le ciel la marche des gros nuages que les vents alisés chassaient toujours devant eux ! avec quelle anxiété, abusés par une bouffée trompeuse, nous allions dans la passe observer la direction de la brise ! Le roi George nous promettait quelques heures de vent plus propice pour le jour de la pleine lune. Epiant cet instant favorable, si nous descendions sur la côte, nous osions à peine perdre la corvette de vue ; mais sans dépasser les limites de la baie, nous trouvions de majestueux ombrages sous lesquels nous pouvions, pendant des journées entières, promener nos ennuis. Le figuier des banians, avec la forêt de racines qui pendent comme une chevelure de ses longs rameaux, couvrait d’un abri touffu le sol sablonneux sur lequel croissaient pêle-mêle les arums et les pandanus. Le barringtonia, au feuillage dur et sombre comme celui du laurier, répandait sur la terre ses milliers de fruits pareils à la mitre d’un évêque, qu’on voyait germer de toutes parts et pousser vers le ciel d’innombrables rejetons. À quelques pas du bord de la mer, toute trace de sentier disparaissait. La forêt vierge avec ses branches entrelacées, ses troncs serrés l’un contre l’autre, s’étendait jusqu’au sommet des montagnes. Il fallait renoncer a percer ces dédales inextricables. Les insulaires qui n’avaient pu trouver place sur l’île Lélé occupaient le rivage de la grande île. Ils cultivaient sans effort quelques racines nutritives ou des cannes à sucre, et vivaient du produit de leurs cocotiers. Quelques-uns, n’ayant pour tout vêtement que le maro indigène, nous rappelaient le beau type carolin que nous avions admiré à Guam[1] ; c’était la même perfection de formes, la même pureté de lignes respirant à la fois la vigueur et la souplesse : c’est ainsi que l’homme dut sortir des mains du créateur. La statuaire n’eût pu se lasser de contempler ces sauvages dans le calme de leurs poses, dans la noblesse innée de leurs attitudes : c’était l’idéal de la sculpture, la beauté mâle et forte devinée quelquefois par le génie. À côté de ces hommes que n’avait point atteints la lèpre héréditaire, fatal présent de la civilisation, se montraient des cadavres vivans, lentement rongés par d’affreux ulcères. Le regard se détournait de ces malheureux, qui semblaient supporter avec une résignation apathique le fléau qui les dévorait ; c’était un hideux spectacle, qui ne pouvait manquer d’exciter dans nos cœurs une profonde compassion. Par quels crimes cette race innocente a-t-elle pu mériter la colère céleste ? On s’est ému du sort des populations de la côte d’Afrique ; les peuples de l’Océanie devraient, à plus de titres encore, éveiller les élans de notre sympathie. On ignore peut-être en Europe de quels affreux désordres, de quelles criminelles violences

  1. Voyez la livraison du 15 janvier 1852.