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ceux qui comprennent tout à fait jusqu’à ceux qui ne comprennent absolument rien, quelle diversité de physionomie ! Rembrandt, qui très certainement avait assisté aux leçons de son ami le docteur Tulp, a rendu à merveille ce qu’il avait vu. L’écueil naturel d’un tel sujet était la trivialité. Rembrandt l’a si bien évité, que le spectateur ne peut pas même se douter du danger auquel le peintre a échappé : Ce sujet en effet serait devenu trivial, si l’artiste se fût borné à reproduire littéralement le spectacle qu’il avait eu sous les yeux ; mais Rembrandt introduit dans cette donnée purement matérielle un intérêt moral. L’impassibilité du professeur devant le cadavre qui sert à la démonstration, l’attention des auditeurs, vive ou languissante selon le degré de leur intelligence, font de la Leçon d’anatomie une leçon de philosophie, car c’est à la philosophie seule qu’il appartient de régler l’expression du visage selon l’état du cœur et de l’intelligence. Je ne m’arrêterai pas à discuter le reproche adressé par quelques esprits chagrins au docteur Tulp ; je n’essaierai pas de justifier son impassibilité devant le cadavre, sujet de la leçon. Que signifie en effet cette étrange accusation ? Si le professeur, pour complaire à ces esprits damerets, se laissait aller à l’émotion, si le spectacle de la mort l’attendrissait au point d’amener la pâleur sur son visage, que deviendrait son enseignement ? Quel profil ses élèves pourraient-ils tirer de sa parole ? Si le médecin, pour pratiquer utilement son art, doit demeurer impassible devant la souffrance, exigerons-nous qu’il s’émeuve au spectacle de la mort ? Il suffit d’énoncer une pareille accusation ; la réfutation est écrite d’avance dans l’esprit du lecteur.

Un coloriste aussi habile que Rembrandt ne pouvait manquer de montrer tout son savoir dans un tel sujet. Il a su en effet représenter la lividité cadavérique sans rien exagérer. Le mort placé devant nos yeux n’a rien de hideux, rien qui repousse le regard ; la chair inanimée n’est pas encore atteinte par la décomposition. Si le sang ne circule plus dans les veines et dans les artères, les tissus placés entre la chair et la peau n’ont pas encore été dénaturés. C’est, de la part du peintre, une preuve de bon goût. Si la valeur philosophique de Rembrandt avait besoin d’être démontrée, il suffirait d’invoquer la Leçon d’anatomie. Cette toile en effet n’a pu être conçue que par un esprit habitué dès longtemps à la méditation, un esprit vulgaire et frivole n’eût tiré d’un tel sujet qu’un parti mesquin ; un esprit profond pouvait seul l’agrandir et le féconder. Si la donnée appartient à la réalité, si elle ne relève ni de l’histoire, ni de la poésie, ni de la légende, il n’est pas moins vrai que Rembrandt a su l’idéaliser par l’expression variée des physionomies. Les nuances d’attention que je décrivais tout à l’heure sont en effet une véritable création dont la réalité a sans doute fourni les élémens, mais qu’un esprit puissant