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l’attention du sujet principal, et, pour atteindre plus sûrement son but, il s’est contenté d’indiquer les deux larrons. Pour la question de l’expression religieuse, la discussion devient plus délicate. Il est certain que je ne voudrais pas comparer le Christ en Croix de Rembrandt au Christ en Croix du Fra Angelico, qui se voit au couvent de Saint-Marc de Florence : ce serait engager une partie déjà perdue d’avance. Le peintre de Piesole lutte en effet d’onction et de ferveur avec la prose rimée de Jean de Todi, connue dans la liturgie catholique sous le nom de Stabat Mater, et qui a inspiré à Pergolèse des accens si pathétiques. Entamer une telle comparaison serait pure folie ; mais il y a diverses manières de comprendre le même sujet. Si Fra Giovanni est supérieur à Rembrandt par l’énergie de l’expression religieuse, si les saintes femmes placées au pied de la croix, dans le couvent de Saint-Marc, répandent des larmes sincères et témoignent par leur attitude une affliction poignante que rien ne saurait surpasser, Rembrandt a trouvé dans le côté populaire du sujet des ressources auxquelles nul maître n’avait songé avant lui. Son œuvre n’est pas l’œuvre d’un croyant, je le veux bien, mais c’est à coup sûr l’œuvre d’un maître qui comprend le côté poétique de la tradition chrétienne. La canaille curieuse et sauvage qui assiste à la crucifixion de l’homme-Dieu est à mes yeux une trouvaille sans prix. Rembrandt seul était peut-être capable de l’imaginer et de nous la montrer. Le contraste de cette foule ignorante et sans pitié avec le disciple désolé et la mère désespérée qui recueille les dernières paroles du Christ est une invention pleine à la fois de délicatesse et de profondeur, que les maîtres les plus habiles et les plus savans ne dédaigneraient pas. Parlerai-je du Christ lui-même ? Quoiqu’il ne soit pas placé sur le premier plan, quoiqu’il soit séparé par la foule de l’œil du spectateur, il exprime cependant très nettement une douleur infinie, mêlée d’une confiance sans bornes dans la miséricorde divine. Son visage respire la conscience et l’orgueil d’un sacrifice glorieusement accompli. Dans le visage de la victime, on lit clairement que son sang est un sang fécond qui fructifiera pour la rédemption du genre humain. Quant à moi, plus je contemple cette composition, plus j’y découvre de beautés inattendues ; les rayons qui tombent d’en haut et viennent éclairer la face du Sauveur suffiraient seuls pour exciter notre admiration ; ils semblent répondre d’une manière éloquente aux paroles que l’Evangile nous a transmises, et qui sont les dernières prononcées par le Christ : « Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi ! » La lumière qui se projette sur les traits du supplicié.semble dire que le ciel vient d’accueillir sa prière. C’est pourquoi le Christ en Croix de Rembrandt, si discutable sous tant de rapports, me parait une œuvre capitale.