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Ce dernier trait mérite d’être noté comme un trait de génie. Plaute et Molière en eussent été jaloux. Sans approuver toutes ces supercheries, je suis loin cependant de partager la colère des biographes qui accusent Rembrandt d’avoir déshonoré son art par son ignoble passion pour l’or. Conseiller le mensonge à son fils pour élever le prix de ses œuvres n’était certes pas une action louable ; mais il est probable que l’auteur de ce coupable conseil n’en avait pas mesuré toute la portée morale, et n’y voyait qu’une espièglerie, une manière ingénieuse d’exploiter l’engouement de ses compatriotes. Ramené à ces proportions, le stratagème de Rembrandt ne mérite plus la colère de l’historien.

Encouragé par le succès, Rembrandt imagina un jour une ruse plus hardie que toutes les précédentes : il disparut, et répandit le bruit de sa mort. Son atelier, mis en vente, produisit une somme fabuleuse, et le mort reparut au milieu des acheteurs ébahis. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de justifier une telle action, car les œuvres d’un peintre doublent de valeur dès que la main qui les traçait s’est glacée. Il y a donc dans une telle conduite une indélicatesse qui touche à l’improbité, et cette accusation est trop bien fondée pour que j’essaie de la combattre. Cependant des juges plus indulgens pourraient répondre : « Le prix payé pour les œuvres de Rembrandt, qui passait pour mort, était un prix librement consenti, et reposait sur l’estimation personnelle des acheteurs. La résurrection inattendue de l’auteur ne change pas la valeur intrinsèque de ses œuvres. Ceux qui les avaient acquises pour en jouir, pour les garder, n’ont rien perdu ; quant à ceux qui voulaient spéculer sur le prix de leur marché, ils ne sauraient nous inspirer une bien vive compassion. Ils ont agi légèrement et portent la peine de leur étourderie. » Voilà ce que pourraient dire des juges indulgens : mais l’histoire ne s’est pas associée à cette interprétation complaisante de la conduite de Rembrandt.

Il serait difficile d’imaginer un caractère et des habitudes plus contraires au libre développement de la fantaisie. La parcimonie, la lésinerie, ne s’accordent guère avec la vie de l’imagination, et cependant Rembrandt est un des esprits les plus féconds qui se rencontrent dans la série entière des artistes européens ; car, jusqu’à son dernier jour, — et il mourut à l’âge de soixante-huit ans, en 1674, — il ne cessa de produire. Il y a dans cette contradiction un mystère que je ne me charge pas de pénétrer. C’est un génie à part, sans aïeux ni descendans. S’il appartient à son temps et à son pays par le costume de ses personnages, il appartient au monde entier par l’énergie et la vérité de la pantomime, par l’expression toujours vraie des physionomies. La tradition était pour lui comme