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dans la Grande-Bretagne et y naturalisèrent la fabrication des toiles à voiles, dont la France avait eu jusqu’alors le monopole. Tours, dont Henri IV avait voulu faire la capitale manufacturière de la France centrale, perdit trente-mille habitans. Il en fut de même à Lyon, où le nombre des métiers de soieries était descendu, en 1698, de quinze mille à quatre mille. Pendant ce temps, les manufactures anglaises prospérèrent en raison directe de la décadence de nos propres manufactures. La fabrication des étoffes de soie occupait dès 1694 plus de mille métiers à Cantorbéry, et bientôt le commerce des soieries, dont nous avions eu jusque-là le monopole, nous fut disputé par nos voisins. Les réfugiés leur portèrent le secret de la fabrication du taffetas dit taffetas d’Angleterre, et cette branche fut complètement perdue pour nous, ainsi que les brocarts, les satins, les velours, les horloges, les cristaux, la quincaillerie, les instrumens de chirurgie, dont nous les avions en grande partie approvisionnés jusqu’alors. Il en fut de même pour les batistes, les tapisseries des Gobelins et les chapeaux en poil de lapin, de chèvre et de castor. Ces chapeaux, dits de Caudebec, avaient été longtemps pour la France l’objet d’un commerce important et tout à fait exceptionnel, car même dans le XVIIe siècle, une foule de recettes industrielles étaient encore à l’état de secrets. Les procédés occultes de la fabrication des caudebecs furent emportés en Angleterre, et les cardinaux romains eux-mêmes, qui jusque-là s’en étaient fournis chez nous, furent obligés de les acheter à la manufacture de Wandsworth.

Ainsi, par la proscription de 1685, Louis XIV détruisait lui-même ce qu’il s’était efforcé de créer. Le père Lachaise avait presque ruiné l’œuvre immense de Colbert. La Grande-Bretagne, jusqu’alors tributaire, s’était affranchie de la France, et elle travaillait, avec les bras de nos ouvriers, à nous supplanter sur tous les marchés du monde. Par un brusque retour vers l’intolérance du moyen âge, par un démenti cruel donné aux progrès de la civilisation dont elle était si fière, la France s’était faite l’auxiliaire la plus active de la grandeur et de la prospérité d’une puissance rivale. Dans la seule année 1689, on convertit en argent anglais 900,000 louis d’or, perte d’autant plus irréparable que nous ne possédions guère à cette époque plus de 500 millions de numéraire. Quant à la littérature des réfugiés, elle eut de l’autre côté du détroit beaucoup moins d’influence qu’en Prusse et en Hollande, et le seul ouvrage important publié par les protestans français fut l’Histoire d’Angleterre, de Rapin Thoyras, qui prit, comme officier, une part très active à l’expédition de Guillaume d’Orange.

La Suisse, qui depuis longtemps était devenue, comme la Hollande et l’Angleterre, une terre d’asile pour tous les proscrite, reçut également un assez grand nombre d’émigrés protestans. Genève profita utilement, pour ses fabriques d’horlogerie, de la présence de ses nouveaux hôtes. Les paysans du Languedoc et du Dauphiné introduisirent dans les cantons la culture de la vigne et du mûrier ; mais comme en général la Suisse était pauvre et peu commerçante, les réfugiés qui disposaient de quelques ressources furent à peu près les seuls qui s’y fixèrent. Ils y portèrent, comme partout, une haine irréconciliable contre la France, et leur rôle, à la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe fut avant tout un rôle politique. Berne, Zurich, Schaffhouse, Saint-Gall, tout en conservant leurs relations diplomatiques avec la