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éteinte sur le sépulcre de toute harmonie ! Qu’ici le silence règne seul, qu’il veille seul sur son repos sacré, jusqu’au jour où quelque voix immortelle s’élèvera, digne de célébrer le chantre d’Adonaïs[1]. »


Je vois d’ici l’étonnement de bien des gens et la suspicion dans laquelle ils tiendraient volontiers un jeune homme qui proclame aussi hautement que M. Fane une admiration illimitée pour Shelley. À ceux qui ne voient dans ce poète que le chantre athée de Queen Mab, il faut indiquer les principaux motifs qui rendent si puissante en Angleterre l’autorité de Shelley sur la génération actuelle. On peut leur rappeler d’abord que Shelley n’a pas fait que la Reine Mab, et qu’il n’est guère juste de reprocher sans cesse à un homme ce qui fut l’œuvre de ses dix-huit ans. Quelque nouvelle que puisse paraître cette opinion, nous dirons ensuite que Shelley attire et domine par ses qualités mystiques et en dépit de ses erreurs religieuses. Celles-ci font même à peine tache dans son œuvre, tandis qu’au fond débordent toutes les qualités chrétiennes. Quoi qu’on en dise, aucun impie ne sortira jamais de cette école. La raison d’être de Byron est la révolte. Sans elle, il n’aurait écrit ni ses premiers, ni ses derniers vers[2]. La raison d’être de Shelley est l’amour. Les facultés en vertu desquelles il est poète auraient pu tout aussi bien faire de lui un missionnaire, un apôtre. Son essor une fois pris, rien ne l’arrête ; plus il monte, plus il est à l’aise. Shelley est le poète par excellence, — « l’âme de toute poésie, » - comme le dit M. Fane, c’est-à-dire le terme opposé au matérialisme. Voilà le secret de son influence. Toute époque illustre par la puissance d’un principe quelconque voit, à un moment donné, surgir par milliers les ennemis, sinon les destructeurs de ce principe. L’industrie, depuis vingt-cinq ans, étend sur l’Angleterre son sceptre de fer ; inévitablement dès lors, tout ce qu’il y a de jeune, d’ardent, de généreux, se voue d’instinct au spiritualisme, de même qu’au sortir de grandes guerres on se serait voué à la paix, ou, à la fin d’une époque de bigoterie, au scepticisme. Ainsi plus on aura le sentiment religieux, plus on pourra se passionner pour Shelley, précisément parce que, pour citer encore M. Fane, il appelle à lui « les âmes vouées au vrai. »

Panthéiste quant à la forme, Shelley domine la génération actuelle par des qualités qui s’associent à merveille aux idées religieuses, et l’on ne peut s’étonner de voir aller à lui de jeunes esprits, avides de connaître, pieux à la fois et curieux, mais surtout distingués en

  1. Adonaïs est le nom sons lequel Shelley chanta le poète Keats, son ami.
  2. Ses Bardes anglais et Critiqua écossais, et Don Juan. Le premier de ces deux écrits fut, on le sait, provoqué par la sévérité des journaux à l’égard de ses pièces fugitives, le second par la société anglaise en masse qu’il voulait attaquer.