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étroites, selon que la montagne s’avance en saillie vers la côte ou se replie sur elle-même. À ces élémens uniformes, on pourrait croire que la Corse est d’un aspect monotone, et cependant chaque province, chaque canton a sa physionomie propre. Ajaccio, ville neuve, à moitié française, à moitié corse, ne ressemble ni par sa structure ni par ses mœurs à Bastia, ville italienne qui porte jusque dans ses églises vêtues de marbre et dorées le reflet de la Toscane voisine. Corte, enfermé dans son cercle de montagnes, au pied du Monte-Rotondo, avec son château-fort, ses ponts élégans, ses deux rivières, son horizon borné, ne ressemble pas davantage à l’Ile-Rousse, petit port français bâti au bord de cette Provence corse qu’on appelle la Balagne. Bonifacio est génois, Carghèse est grec ; le Cap Corse tient des bords du Rhône, des vignobles de l’Hermitage et de la Côte-Rôtie ; le lac Nino, perdu dans les rochers sévères comme un lac alpestre, n’a point la physionomie des étangs d’Urbin et de Diane ; la grotte élégante de Brando, avec ses corridors découpés à jour, ses stalactites fantastiques, n’a guère de parenté avec les coupoles rocailleuses du Sdragunau (grotte du dragon) de Bonifacio : là c’est une forêt de hêtres ou de pins laricio, ici les champs d’olivier ou les vignobles, ailleurs les châtaigniers. Quant aux oasis cultivées, elles n’occupent pas le dixième du terrain ; elles sont pressées de tous côtés par les forêts envahissantes. Du reste, les vrais villages corses sont perdus dans les maquis. On peut voir ailleurs des Bastia, des Corte, des Ile-Rousse ; mais où trouver, sinon sur sa montagne, un village de Bocognano, au milieu de ses châtaigniers qui lui fournissent son pain, avec ses groupes de maisons brunes, ses traditions énergiques, ses sangliers domestiques qui fouillent le sol des rues ? Ailleurs, c’est l’Italie, c’est la Provence, le Dauphiné, la Suisse, l’Orient ; là, c’est la Corse avec ses manteaux en poil de chèvre, ses chapeaux pointus ou ses bonnets de laine brune, — la vieille commune du moyen âge avec ses partis irréconciliables, ses familles armées, ses chefs traditionnels. Le passé s’y est conservé, au milieu de l’air pur de ces montagnes, comme à Pompéi le monde romain sous les cendres du Vésuve. Seulement là bas c’est un monde mort, un monde de revenans et de squelettes ; ici, c’est un monde agité et bruyant, avec les couleurs de la santé et les palpitations de la vie.

Depuis vingt ans, bien des débouchés ont été ouverts ; sans compter les chemins du Cap Corse et de Saint-Florent, une belle route, qui relie Ajaccio à Bastia, coupe l’île en diagonale avec un embranchement de Corte sur Calvi et l’Ile-Rousse ; enfin la route de ceinture est achevée partout, hormis dans le tronçon qui relierait Ajaccio à Calvi en touchant à Carghèse. Nous avons parcouru toutes ces routes, gravi bien des montagnes, battu bien des sentiers en compagnie de