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maison à Ajaccio. Celui-là fut tué sur le seuil de l’église, à midi, d’un coup de stylet ; Santa-Lucia, comme l’ange exterminateur, traversa la foule, courut à la mer, et remonta, aux yeux de toute la population, dans la barque qui l’avait amené. Il a passé depuis en Italie et s’est joint à la troupe de Garibaldi.

Et cependant qui ne l’aimerait, cette Corse où ne vit aucun animal malfaisant, ni le loup, ni le scorpion, ni la vipère, cette terre où les plantes des tropiques croissent auprès des ceps de la Bourgogne, où se pressent les forêts de hêtres gigantesques, de pins et de chênes-lièges, où croissent sans engrais tous les légumes et toutes les céréales ; cette île aux rivages coupés de golfes comme celui de Naples, de rades comme celle de Smyrne, aux vallées riches de sources minérales, aux montagnes qui gardent dans leurs flancs inexploités le granit orbiculaire et le porphyre globuleux, — deux pierres uniques au monde, — le vert antique et la siénite, le plomb et l’antimoine, la serpentine et le marbre ? Voilà ces montagnes, ces plaines, ces vallées, qui sont percées de belles routes : on défrichera les marais, on réparera les ports, on bâtira des églises ; mais l’homme, le changera-t-on ? Dans cette Corse désormais libre et française, combien faudra-t-il de siècles de libellé pour effacer l’empreinte de tant de désordres, pour détruire tant de cruels préjugés, tant de vices érigés en vertus, fruits amers de la servitude ?


IV

L’arrêté préfectoral qui fermait la chasse vint nous arracher le fusil des mains. Nous avions fait de notre mieux, et notre seul regret était de n’avoir pu faire une chasse aux moufflons. — Quoi ! disait mon intrépide camarade, il n’y a ici qu’une chasse originale, et nous ne l’avons pas faite ! Nous chasserons ailleurs le sanglier et la bécasse ; mais le moufflon ! un animal quasi fabuleux, le père de la grande race des moutons, à ce que dit Buttera. Pour un moufflon je donnerais tout le gibier que j’ai tué. — Mais avant le mois d’avril, nous disait-on, nous n’avions guère de chances de réussir. C’étaient six semaines à employer. Nous laissâmes à Puzzichello nos chiens et nos fusils, et pendant ces jours de loisir nous visitâmes le reste de l’île.

Ce qui nous a frappés surtout dans cette rapide excursion, c’est, avec la bienveillance des indigènes pour l’étranger qui voyage, la variété infinie des sites et des paysages. Il ne faut y chercher ni monumens, ni vestiges historiques. L’histoire de la Corse est pour ainsi dire isolée du mouvement européen. L’île est formée d’une longue chaîne de montagnes assez semblable à la carcasse d’un vaisseau renversé ; elle est bordée d’un cordon de plaines plus ou moins