Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ne vit cependant dans la mémoire des hommes que par les plaisanteries de Voltaire et la musique de Paisiello !

Nous étions venus jusqu’à Aleria en chassant sur les bords du Tavignano. Tout en poursuivant les perdrix, nous avions tué deux ou trois lièvres. Les lièvres ne sont pas rares en Corse, bien au contraire ; mais dans ce pays couvert, dans ces plaines garnies de cistes, il est presque impossible de les tirer. Nous passâmes la nuit à Aleria pour retourner le lendemain à Puzzichello, cette fois en remontant les rives du Tagnone, un autre petit fleuve qui coupe la plaine. Nous rencontrâmes à l’auberge, venant de Bastia, un jeune médecin d’une figure aimable et d’une tournure distinguée. Il avait fait ses études en France, et à son retour il était venu se jeter dans une méchante affaire qui, dès les premiers jours, l’avait à peu près ruiné. En arrivant à son village, il avait trouvé son père mort de la fièvre et son petit patrimoine en désarroi. Il ne lui restait pour toute fortune que quelques coins de terre à peu près incultes. Or la médecine est un pauvre métier dans un pays où toute une famille s’abonne à l’année avec un médecin pour une somme de 12 à 15 francs. Il essaya donc de tirer parti de son mince héritage. Il possédait une maison où demeurait une famille pauvre depuis tantôt vingt années. Ces gens-là n’avaient jamais payé un sou de loyer. Le père du docteur les avait laissés sans les importuner, sachant qu’ils avaient des enfans à élever ; mais les enfans avaient grandi et pouvaient se suffire à eux-mêmes. Le docteur pensa donc qu’il était temps de régulariser la position de ses locataires. Il leur fit entendre qu’il les tenait quittes de tous les termes passés, à la condition qu’à l’avenir le loyer serait payé exactement. On fit la sourde oreille. Au bout d’un an, le docteur leur envoya une assignation. Le vieux père entra en fureur à cette nouvelle. « Il y a assez longtemps que j’habite la maison, disait-il, elle m’appartient ! » Cependant la procédure allait son train, lorsqu’un nouveau personnage entra en scène. Ce n’était ni plus ni moins que Decio, un bandit célèbre qui, à lui seul, avait mis à contribution des villages entiers. Le docteur reçut une lettre de ce misérable érigé en juge. Il le condamnait à payer les frais de la procédure et à laisser ses locataires en possession de la maison. Notre jeune médecin, tout frais émoulu des écoles de Montpellier, ne tint pas compte de cet étrange avertissement. Deuxième lettre de Decio, confirmant le premier jugement et sommant le docteur de payer au bandit 800 francs à titre de sanction pénale, faute de quoi il serait tué au coin du premier buisson. Notre homme envoya la lettre au procureur-général et se garda ; mais se garder, c’était renoncer à sa profession et à sa clientèle. Au bout de six mois, il était ruiné. Il prit la résolution de mourir bravement ou de sortir de ce mauvais pas. Il écrivit donc au bandit