Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/144

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je ne savais que dire ; mais, du fond du cœur, j’espérais que les lianes allaient se rompre ; je, proposai timidement de lui rendre la liberté. Des hourrahs d’indignation accueillirent mon avis. On songeait en ce moment à l’orgueil du retour : si nos rivaux étaient moins heureux ! On essaya donc de faire marcher la pauvre prisonnière ; mais elle se révoltait de temps en temps avec tant d’énergie, qu’on résolut de lui lier les pattes et de la placer sur le dos d’un cheval. Je demandai grâce pour elle, car, je l’avoue, j’avais le cœur navré. L’ardeur de la chasse ne me soutenait plus, et je trouvais ce jeu cruel. Le maire alors me demanda mon stylet et lui troua la gorge. La malheureuse bête resta debout sur les jambes tremblantes, poussant de temps en temps quelques soupirs, comme eût fait un être humain. Enfin elle tomba sur ses genoux. On dit que les cerfs pleurent avant de mourir ; il me serait difficile de dire ce qu’a fait celui-là, car j’avais moi-même les yeux troublés par les larmes. On chargea le cadavre sur un cheval, et nous reprîmes le chemin du village en longue ligne, sur trois de front, moi placé entre le maître d’école et le maire, au son des cornets, et en murmurant de loin en loin quelques couplets de l’air de Charles VI  : « mort aux Anglais ! » - J’étais du parti français.

Nous rentrâmes au village dans cet ordre imposant, précédés par le cheval sur les flancs duquel pendait le corps de la biche. L’autre bande de chasseurs n’était pas encore revenue. Ils arrivèrent une heure après et les mains vides. Ce furent alors de notre côté des transports de joie. Je passai la soirée dans une sorte d’inquiétude fiévreuse, craignant à chaque instant qu’une sotte querelle ne vînt terminer d’une façon terrible cette journée sanglante. Dieu merci, tout se passa convenablement. J’offris au maire le stylet dont il s’était servi pour le coup de grâce, et, de son côté, il m’offrit, au nom de sa commune, le corps de la biche. J’ai rapporté la peau de cette pauvre bête ; mais c’est un trophée qui me rappelle un triste souvenir.

Du Migliaciaro nous allâmes à Puzzichello en chassant le long des maquis. Nous avions quitté les bords de la mer pour nous rapprocher des montagnes, et nous entrâmes au soleil couchant dans une petite vallée au-dessus de laquelle se dessinait une vaste maison blanche. C’est l’établissement de bains d’eau minérale de Puzzichello. Le régisseur nous fit préparer deux petites chambres propres, blanchies à la chaux et garnies de lits en fer. C’est là que nous découvrîmes pour la première fois les talens culinaires de Bourrasque. Jusque-là le sournois n’en avait rien dit, de crainte qu’on ne le détournât de la chasse pour l’employer à ces vils travaux ; mais son amitié pour nous l’emporta, et, nous voyant réduits à des repas accommodés à la grâce de Dieu, il se mit un jour en devoir de nous