Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui me disait avec amertume : « J’ai vu le moment où l’île de Corse allait mettes le cap sur Marseille pour aller à l’assaut des places ! » Il fallut cependant quitter ce bon gîte. Un jour le soleil levant nous trouva sur la route de Bonifacio. Nous avions laissé à notre droite le golfe de Ventilegne, et nous marchions vers une ligne de rochers qui découpaient l’horizon d’une façon bizarre. La route se glisse entre ces rochers par une ouverture semblable à une porte gigantesque : d’un côté, des montagnes couvertes de sapins ; de l’autre, un rocher nu, portant une grande croix sur son sommet. Comme si ce passage nous avait introduits dans une terre nouvelle, le pays changea subitement d’aspect. C’étaient de toutes parts, au lieu de bergers vêtus de poils de chèvre, des cultivateurs et des vignerons en veste de toile blanche, des jardiniers portant des hottes pleines de légumes, de belles vignes, des champs de blé, des massifs d’oliviers, et devant nous, à l’extrémité du plan incliné que nous descendions, la ville de Bonifacio, mirant dans la mer ses clochers italiens. Au-delà du détroit, les villages de la Sardaigne blanchissaient sur les coteaux de l’île voisine.

L’entrée de la ville de Bonifacio a un singulier caractère de sauvagerie et de grandeur. On quitte tout à coup les champs cultivés pour s’enfoncer dans une gorge crayeuse dont les flancs blanchâtres sont coupés de quelques végétations vertes ; on ne voit plus la mer ni le vaste horizon, et on arrive bientôt au fond d’une vallée sans issue, une conque, comme on dit en Corse, fermée de tous côtés par des rochers à pic, au bord d’un petit lac tranquille où se balancent, quelques bateaux pêcheurs. En levant la tête, on aperçoit au sommet d’une côte raide, pavée, coupée de longues bandes de pierre qui forment escalier, la ville hissée sur un rocher, dans un cercle de remparts brûlés par le soleil. Le petit lac, c’est le port de la ville, qui communique à la mer par un étroit passage.

Malheureusement Bonifacio est sale et d’un aspect sombre à l’intérieur. Cette ville est suspendue sur les flots, — car la base du rocher qu’elle occupe a été rongée par les tempêtes, — et cependant à peine y voit-on la mer, tant sont rares les échappées lumineuses dans ses rues tristes et mal percées. Mais, ô voyageur ami, que ta bonne étoile écarte de tes lèvres le bouillon de Bonifacio ! J’ai oublié le nom du brave homme qui nous le servit, mais je me souviendrai de son potage. Le jour de notre arrivée, on nous avait placés dans une chambre précédée d’un couloir garni de rayons. Le soir, mon compagnon se plaignit d’une odeur fâcheuse, et, guidé par son nez, comme aurait pu le faire un de nos pointers, vint tomber en arrêt devant l’étagère du couloir ; puis, à l’aide d’une chaise, il atteignit le dernier rayon, d’où son bras ramena un gigot colossal.