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de cette valse masculine, quand un des danseurs s’arrêta et proposa d’exécuter, pour l’agrément des étrangers, un pas national. Le solo commença. À peine les premières mesures étaient-elles marquées, que la porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer un jeune homme mince et pâle, vêtu de velours, suivant la mode corse, et d’une tournure fière. Il introduisit après lui une jeune femme très-belle, la tête enveloppée de mouchoirs blancs, à la manière des Juives de Damas. La femme s’assit au coin du feu. La danse, un instant interrompue, recommença de plus belle, et nous vîmes avec un certain effroi se développer devant nous une danse qui n’eût pas été du goût des sergens de ville, et qui nous parut être tout bonnement la danse nationale de certains bals publics de Paris. Le jeune homme, jusqu’alors spectateur immobile, se leva brusquement au moment le plus vif, et marchant droit au danseur : « Misérable ! tu n’as pas honte de danser de la sorte devant la personne qui est avec moi, ma sœur, ma femme, ma compagnie enfin ! Sang de la madone !… » À ce mot, dix paysans se précipitent sur le jeune homme, la main dans la poche de leur veste, serrant déjà la poignée de leur stylet. Nous nous élancions pour intervenir ; mais un homme de haute taille avait arrêté les agresseurs du geste, et posant, la main sur l’épaule du nouveau venu : — Jeune homme, dit-il, tu as trop parlé. Nous occupions cette salle quand tu y es entré ; si ce qu’on y faisait n’était pas à ton gré, il fallait demander une chambre avec ta Compagnie, qui n’est ni ta femme, ni ta sœur, mais une fille d’Olmeto. Si ces étrangers n’étaient pas là, tu passerais un mauvais quart d’heure ; pour les honorer, nous te pardonnons ; seulement laisse-nous en paix !

— Je n’ai pas peur de vous, s’écria le jeune homme en reculant jusqu’au mur, où il s’adossa pour dégainer son stylet.

Nous parvînmes à grand’peine à terminer la querelle ; mais ce qui donnait à cette scène violente un singulier caractère d’étrangeté, c’était l’impassibilité de la jeune femme. Elle était assise devant le feu, elle ne se retourna même pas au moment où la dispute pouvait devenir sanglante ; elle ne fit pas un geste ; elle semblait complètement étrangère à tout ce qui se passait. J’aurais voulu connaître l’histoire de cette fille au cœur d’airain. Combien de romans le voyageur croise-il sur sa route dont il ne voit qu’une scène par échappée ! La vie est moins complaisante que les livres, et nous assistons rarement au dénoûment des drames que nous avons vus s’engager sous nos yeux. Précisément cette fois nous marchions en sens inverse des personnages que nous aurions voulu connaître, et le lendemain, quand ces deux amans entraient à Ajaccio, nous arrivions nous-mêmes à Olmeto.

Nous partîmes de ce village, en compagnie d’un chasseur du pays,