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Lorsque la question d’Orient a éclaté, la politique de l’Europe, de la France et de l’Angleterre en particulier semblait s’identifier avec celle de l’empire ottoman. Cette identité n’était point réelle au fond évidemment, ou du moins elle n’était que transitoire ; mais enfin les circonstances l’avaient créée, les circonstances avaient un moment confondu les deux intérêts, celui de l’Europe et celui de la Turquie. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui ; il est évident qu’il va un intérêt européen qui parle à Vienne et un intérêt turc qui parle à Constantinople. L’intérêt turc a ses réserves et ses susceptibilités ; il stipule pour lui-même, pour l’honneur musulman, pour son présent et pour son avenir. L’Europe n’est point aussi ambitieuse peut-être ou aussi soigneuse de l’avenir de la domination musulmane. Elle défend l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman, moins pour le bien de la Turquie elle-même que parce que cette intégrité et cette indépendance sont aujourd’hui un des élémens de l’équilibre continental. Ce n’est pas le pouvoir musulman qu’elle soutient, c’est le gouvernement neutre qui occupe Constantinople. Enfin l’intérêt européen, c’est surtout la paix, même au prix de quelques sacrifices. N’eût-il pas été plus sage pour la Turquie de ne point laisser éclater ces différences, et de remettre le soin d’interpréter la note de vienne aux puissances qui l’avaient préparée, et qui ne cessaient de conserver un intérêt opposé aux progrès de la Russie en Orient ? Oui, il faut l’avouer, c’est une faute de la part du divan, et elle est d’autant plus grave, que, deux fois en peu de temps la Turquie a eu l’occasion d’identifier sa politique avec celle de l’Europe, et deux fois elle l’a manquée. La première occasion a été l’affaire de l’emprunt turc. Certes rien n’était plus propre à créer une puissante solidarité d’intérêts entre la porte et les états européens. La Turquie a cédé à d’étroits et aveugles préjugés. La seconde occasion, c’est la conférence même de Vienne, par où l’empire ottoman pouvait entrer dans le concert européen et arriver à voir son indépendance de nouveau garantie par les cabinets. Ici surviennent encore des difficultés nouvelles tendant à créer une sorte de séparation avec l’Europe. Mais si la Turquie mais semble avoir mal calculé ses résolutions et ses intérêts, cela veut-il dire que la Russie, malgré les apparences, soit fondée à repousser absolument les modifications proposées ? L’empereur Nicolas aurait, ce nous semble, un rôle beaucoup plus élevé et plus généreux à remplir : ce serait de faire cesser l’état violent qui dure depuis six mois, en acceptant la note de Vienne telle qu’elle est revenue de Constantinople, ce qui aurait en outre l’avantage d’effacer les impressions pénibles qu’a dû susciter l’attitude de la Russie dans les commencemens de cette crise. Malheureusement il n’est point certain qu’une pensée de ce genre domine en ce moment le gouvernement russe. Quant à l’Europe, lors même que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’accepterait pas les modifications proposées par le divan, il n’est point dit certainement qu’elle dût renoncer à l’emploi de tout moyen diplomatique, ou qu’elle pût laisser longtemps se poursuivre une guerre inégale entre la Russie et la Turquie, si elle venait à éclater définitivement. L’Europe, après tout, aurait toujours à sauvegarder l’intérêt de l’Occident ; mais pour cela, qu’on nous permette de le dire, il faudrait une unité d’efforts qui n’est point aussi réelle au fond peut-être qu’il l’a paru jusqu’ici. Il est possible que la situation actuelle eût été évitée, si