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toute passagère. C’est pourquoi les poètes qui rêvent la gloire et qui la méritent doivent accepter leur isolement, comme la condition même de leur supériorité.

Je n’ai pas à résumer ce que j’ai dit de MM. Victor de Laprade et Charles Reynaud : je crois n’avoir laissé aucun doute sur le fond de ma pensée. M. Victor de Laprade a traité la tradition chrétienne avec le zèle d’un disciple fervent, seulement il a dépassé plus d’une fois le but qu’il se proposait. Quant à M. Charles Reynaud, s’il n’a pas réalisé complètement sa pensée, il y a certainement dans les essais qu’il nous a laissés plus d’une page très digne de louange. Aussi je suis loin de m’associer aux plaintes que j’entends répéter chaque jour : malgré les paroles attristées que j’ai prononcées tout à l’heure, je ne crois pas que la poésie soit destinée parmi nous à périr d’une mort prochaine. Applaudie ou négligée, encouragée par des esprits pénétrans et généreux ou affligée par l’indifférence de la foule, sa vie n’est pas moins certaine que la vie de l’industrie. Il n’est pas au pouvoir du veau d’or, qui menace de devenir le seul dieu des sociétés modernes, de supprimer une de nos facultés. La richesse, qui nous donne le bien-être, ne suffit pas à contenter tous nos besoins. La poésie vivra aussi longtemps que l’humanité ; elle compte encore parmi nous des apôtres dont la ferveur égale l’éloquence. Les aberrations que j’ai signalées n’attiédissent pas ma sympathie pour les hommes qui se vouent à l’étude et à l’expression de la beauté. À l’heure où je parle, nous attendons encore un génie nouveau, qui se révèle par une œuvre puissante et nous commande une admiration sans réserve. Est-ce à dire que nous ayons le droit de nous plaindre et de nous étonner ? Si le talent est la monnaie du génie, Dieu merci le talent ne manque pas, et nous sommes encore loin de la pauvreté. Acceptons sans dédain et sans dépit le lot qui nous est échu, et attendons sans impatience un génie nouveau. Notre siècle, malgré ses agitations, occupera certainement un rang élevé dans l’histoire littéraire, car s’il manque de discipline, il ne manque pas d’énergie, et je nourris la ferme confiance que l’imagination poursuivra son œuvre aussi activement, aussi glorieusement que l’industrie.

Gustace Planche.