Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comptes et les trahisons. Il célèbre avec bonheur les amitiés demeurées fidèles, il pardonne sans effort aux amitiés défaillantes, et ne songe pas même à les rappeler. C’est pourquoi je ne crains pas de dire que M. Charles Reynaud, envisagé sous l’aspect moral, nous offre une nature d’élite. Mêlé depuis longtemps à la vie littéraire par ses relations de chaque jour, il avait su se défendre contre la contagion. Son âme calme et sereine n’a jamais connu la vanité jalouse. Il s’efforçait de bien faire, et, tout en faisant de son mieux, ne courait pas après les louanges. Il voyait dans les œuvres applaudies un sujet d’émulation, et ne reprochait à personne de lui avoir pris sa place au soleil. MM. Ponsard et Augier n’ont pas oublié et n’oublieront sans doute jamais avec quelle ardeur il a combattu pour eux. Il s’associait à toutes les souffrances avec une tendre sympathie. Je trouve dans son dernier volume une pièce qui suffirait seule à établir toute l’excellence de sa nature : la Mort de Juliette. L’histoire de cette pauvre fille enivrée d’applaudissemens, entourée d’hommages et de flatteries, aimée pendant quelques mois, crédule un jour et bientôt abandonnée, élevant avec amour le fruit de sa faiblesse et se réfugiant dans la mort comme dans un dernier asile, est à coup sûr un des récits les plus touchans qui puissent être offerts à l’esprit blasé de notre temps. M. Charles Reynaud a recueilli avec un soin pieux tous les épisodes de cette tragique histoire, et les cœurs les plus endurcis ne pourront la lire sans attendrissement. Pour peindre en traits si poignans l’abandon et le désespoir, il faut posséder une sensibilité profonde et en même temps une grande simplicité de langage, car la Mort de Juliette offrait un écueil dangereux. Le mélange des émotions vraies et des émotions factices exposait le poète à plus d’un faux pas. Les comédiennes, lors même qu’elles pleurent des larmes sincères, gardent trop souvent dans leur désespoir le souvenir de leur profession. M. Charles Reynaud a compris le danger, et son récit n’a rien de théâtral. Juliette, couchée dans son tombeau, oublie en face de Roméo la douleur feinte que son rôle lui commande pour sa douleur réelle, sa douleur de chaque jour, et se dérobe à ses angoisses par une mort volontaire.

J’aurais à noter bien d’autres pièces qui attestent chez l’auteur un goût délicat, un sentiment exquis de la forme ; mais je croirais manquer à mon devoir, si je ne mettais pas ses qualités morales bien au-dessus de ses qualités littéraires. La Fleur du blé, la Haie, sont des modèles de naïveté qui réuniront tous les suffrages. Ce qui domine pour moi dans le recueil de M. Charles Reynaud, c’est la bienveillance, la générosité. Je ne pousserai pas l’ingénuité jusqu’à le louer du bonheur qu’il ressentait ; je ne dirai pas comme un ami imprudent et maladroit, qu’ayant à choisir entre l’affliction et le contentement,