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route inconnue ; loin de là, ses œuvres m’inspirent une vive sympathie : seulement, je voudrais le voir marcher d’un pas plus résolu vers un but mieux défini. Il possède le sentiment du paysage. Depuis le chuchotement des ruisseaux jusqu’au murmure des chênes séculaires, il n’y a pas un accent de la nature qui le trouve inattentif. Souvent il exprime son émotion sous une forme éloquente, mais je voudrais qu’il tint compte des temps et des lieux et ne prêtât pas au Christ et aux apôtres des pensées dont le germe est sans doute contenu dans l’Évangile, mais dont l’entière éclosion ne s’est accomplie que sous nos yeux. Cet oubli du temps s’explique par la confusion que je signalais tout à l’heure entre la philosophie et la poésie. Si l’auteur, en effet, ne se fût proposé que l’émotion, au lieu de se proposer en même temps renseignement, il n’eût pas mis dans la bouche des apôtres des vérités qui par le fond ne contredisent pas la doctrine chrétienne, mais dont la forme est toute moderne.

Si M. de Laprade était à mes yeux un esprit secondaire, je me garderais bien de discuter les procédés de son intelligence. C’est précisément parce que j’attribue à ses œuvres une véritable importance que je crois devoir les juger avec une sévérité qui pourra paraître excessive. Les objections que je lui soumets ne m’appartiennent pas tout entières. Plus d’une fois j’ai entendu exprimer l’opinion que j’exprime aujourd’hui, plus d’une fois j’ai vu les plus belles pièces signées de son nom émouvoir au début, et ne laisser pourtant dans la mémoire des lecteurs éclairés qu’une trace bientôt effacée. J’ai voulu savoir la cause de cette mésaventure, et j’ai reconnu qu’elle se trouvait dans la confusion à peu près constante de la philosophie et de la poésie. En nous racontant la fable de Psyché, M. Victor de Laprade avait déjà succombé à la tentation que j’ai tâché de caractériser. Au lieu de rester païen dans un sujet païen, il avait interprété cette tradition ingénieuse à l’aide des idées de notre temps, en nous racontant les travaux et la mort de saint Jean-Baptiste, il n’a pas su demeurer purement chrétien. C’est donc chez lui une habitude invétérée d’outrepasser les limites de son sujet. Tous ceux qui aiment la poésie vraiment élevée, qui en suivent les développemens avec une attention sympathique, doivent souhaiter que M. de Laprade combatte énergiquement ses instincts philosophiques. La tâche du poète est assez belle, assez grande pour qu’un esprit élevé s’en contente. Païen ou chrétien, le sujet une fois choisi, il faut le traiter selon sa nature, et ne pas le détourner du sens légitime qu’il présente. La vérité poétique est à ce prix.

J’arrive à M. Charles Reynaud, que la mort vient d’enlever. C’était un des heureux de ce monde ; tout lui souriait : loisir, affections de famille, amitiés sincères, rien ne lui manquait. Après avoir voyagé