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M. Leconte de Lisle, parle comme un homme qui aurait lu Herder et Spinoza. Il est permis aux générations modernes d’interpréter les traditions grecques, mais il est défendu aux poètes de prêter aux personnages de ces traditions les pensées qu’une longue série de siècles a pu seule développer. Niobé vantant sa fécondité, excitant la jalousie de Latone et voyant périr toute sa famille sous les flèches d’Apollon, est assurément un sujet très pathétique. M. Leconte de Lisle ne s’est pas contenté de la donnée fournie par la mythologie, il a prêté à Niobé des sentimens que la Grèce n’a jamais connus. S’il faut dire en un mot toute ma pensée, il défigure l’antiquité, quoiqu’il la connaisse. Il a le sentiment du passé, et cependant les poèmes qu’il vient de publier sont entachés d’un perpétuel anachronisme. Il met sous des noms grecs des pensées qui n’ont pu éclore que parmi nous, sous le ciel brumeux qui nous abrite.

Parlerai-je du Baghavat ? C’est une tentative que le goût français ne peut accepter. L’épopée indienne, où les plus hautes questions métaphysiques se mêlent au récit des combats et à la poésie descriptive, ne sera jamais pour nous qu’un sujet d’étude. Vouloir l’imiter, c’est méconnaître le génie de notre nation. Il y a certainement dans le Baghavat de M. Leconte de Lisle des parties très dignes d’éloges, empreintes d’une véritable élévation ; par malheur cette qualité, si recommandable d’ailleurs, ne saurait racheter tout ce qu’il y a d’énigmatique et de confus dans le récit. Tous ceux qui, sans avoir étudié le sanscrit, ont pu lire le Ramayana dans la traduction anglaise de Marshman accueilleront avec un sourire d’étonnement le récit inventé par M. Leconte de Lisle. L’épopée indienne, qu’il croit avoir naturalisée parmi nous, ne procède pas par des moyens aussi puérils. Elle nous étonne par l’image de l’infini ; mais en face de cette terrible image elle ne place jamais des chagrins vulgaires. Les poètes français peuvent et doivent consulter l’Orient ; seulement, toutes les fois qu’ils entreprendront de le calquer, ils peuvent être sûrs de rencontrer l’indifférence ou la surprise. Le génie de l’Inde et le génie de la France ne sont pas faits pour se concilier. L’Inde chérit le mystère ; la France aime la clarté. Kalidasi et Valmiki ne seront jamais lus avec une sympathie empressée dans la patrie de Molière et de Voltaire. Le Baghavat de M. Leconte de Lisle, objet de curiosité pour les érudits, ne sera pour la foule qu’une énigme impénétrable, une sorte de défi porté à l’esprit de notre nation. Il y a pourtant dans le recueil de M. Leconte de Lisle un sentiment poétique très vrai, très élevé, que je ne veux pas méconnaître. En renonçant à l’érudition qui lui porte malheur, il pourra, je n’en doute pas, révéler toute la puissance de ses facultés.

J’aime à reconnaître dans M. Victor de Laprade un poète sincère