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Èüknèmides, et le tréma n’est mis là que pour avoir un pied de plus, car, sans les exigences de la versification, les Grecs s’appelleraient Euknémides. M. Leconte de Lisle, dans un accès d’étourderie que j’ai peine à concevoir, confond les knémides, c’est-à-dire les hommes chaussés, avec les knémes, c’est-à-dire les chaussures. Une pareille bévue suffit pour ruiner l’édifice entier de son érudition. Après une telle méprise, il n’est plus permis de reprocher aux poètes de notre nation de substituer Jupiter à Zeus, sous peine de se voir appliquer la parabole de l’Évangile sur la poutre et le fétu. L’érudition est chose fort salutaire, mais à la condition d’être complète. Toute érudition superficielle est plutôt un danger qu’un secours. Les poèmes de M. Leconte de Lisle, trop souvent énigmatiques pour les gens du monde, étonnent et blessent les érudits, et quand je m’exprime ainsi, je ne veux pas parler seulement de la philologie, j’entends parler aussi des sciences naturelles. Les citations botaniques portent malheur au poète aussi bien que les citations helléniques. Il lui arrive de confondre le calice avec la corolle ; comme rien ne l’obligeait à employer cette dénomination purement scientifique, il fallait au moins l’employer à propos.

Mes réserves une fois faites contre l’érudition très incomplète de M. Leconte de Lisle, je me plais à reconnaître qu’il y a dans son recueil plusieurs pièces très dignes d’attention. Hélène, Niobé, le Centaure, révèlent chez l’auteur une connaissance approfondie, sinon de la langue, au moins de la tradition grecque. Son vers n’est pas toujours d’une irréprochable correction. Parfois, pour obéir à la rime, il donne plus d’une entorse à notre idiome ; mais, à tout prendre, sa pensée ne manque ni de grandeur ni de sérénité. L’est une âme vraiment poétique, capable de comprendre et d’exprimer le sens intime de toute chose ; mais cette âme si intelligente ne tient compte ni des temps ni des lieux. Hélène, le Centaure et Niobé, interprétés par M. Leconte de Lisle, seraient pour Eschyle et Sophocle de véritables énigmes, car le poète français, au lieu de s’en tenir à la tradition grecque, encadre cette tradition dans sa pensée personnelle et lui prête un sens qu’elle n’a jamais eu pour les païens. Je ne dis pas que la philosophie répudie le sens qu’il prête à cette tradition ; mais j’affirme que la poésie ne peut s’en accommoder. Il nous dit qu’il raconte l’enlèvement d’Hélène d’après une tradition dorienne, je le veux bien ; mais jamais aucune tradition hellénique n’a fait jouer au Destin un rôle aussi important dans la chute d’Hélène. Pour les Grecs comme pour nous, Ménélas est un mari trompé, Paris un amant hardi et entreprenant. Le Destin n’a rien à voir dans la mésaventure de Ménélas. Le Centaure et Niobé donnent lieu à des remarques du même genre. Le Centaure, dans le recueil de