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malencontreuse. Les poètes qui entrent dans la carrière ont toujours mauvaise grâce à traiter de haut en bas ceux qui les ont précédés. M. Leconte de Lisle ne parait pas même avoir entrevu cette vérité si vulgaire. Il parle avec un dédain superlatif de tous les hommes qui depuis cinquante ans, soit en France, soit dans le reste de l’Europe, ont mis leur parole au service de leur fantaisie. Il exagère jusqu’au ridicule une pensée très vraie dans son principe, à savoir que la poésie purement personnelle de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre a obscurci et presque effacé l’intelligence du passé. Il est hors de doute que la poésie lyrique des cinquante dernières années n’a rien à démêler avec le savoir historique, ce n’est pas une raison pour la maudire ; c’est une forme nouvelle de l’imagination, que l’antiquité n’a pas connue, qui relève directement du développement religieux des nations modernes, et qu’un esprit attentif ne traitera jamais avec indifférence. Byron et Lamartine, poètes très personnels, sont pour nous et seront pour la postérité, je le crois, des hommes de premier ordre. La peinture de leurs sentimens nous offre un intérêt aussi puissant que le tableau du passé. Je n’ignore pas, et j’ai signalé plus d’une fois les dangers que présente cette poésie égoïste ; je sais tout ce qu’il y a d’énervant dans cette analyse de la souffrance : cependant, quoi que puissent penser les moralistes, il faut bien reconnaître que Lamartine et Byron sont au premier rang parmi les poètes de la génération présente. La préface de M. Leconte de Lisle prouve jusqu’à la dernière évidence que le maniement de la mesure et de la rime n’enseigne pas les lois les plus élémentaires de la prose. Les idées les plus justes ont besoin d’être présentées sous une forme claire et précise ; or M. Leconte de Lisle parait dédaigner résolument la précision et la clarté. Ses idées ne s’enchaînent pas, et s’offrent à nous sous une forme vague et confuse. Habitué à parler la langue des dieux, il bégaie la langue des hommes, et nous sommes réduits à deviner sa pensée. Oublions donc cette préface malencontreuse, et parlons des Poèmes antiques.

Il y a dans le recueil de M. Leconte de Lisle un sentiment très vrai de l’antiquité que je me plais à louer sans réserve ; par malheur ce sentiment, qui promettait les plus beaux fruits, est contrarié par des velléités d’érudition. Hélène, le Centaure et Niobé révèlent chez l’auteur l’intelligence intime de la Grèce antique. Personne depuis André Chénier n’avait sondé le passé avec autant d’attention et de vigilance, et certes ce n’est pas un mince éloge. Pourquoi faut-il que l’auteur, oubliant l’arrêt prononcé par Boileau sur Ronsard, ait voulu parler grec en français ? Je reconnais volontiers que la mythologie païenne, en passant de la Grèce à l’Italie, a subi des altérations nombreuses ; l’altération des noms n’est pas la moins importante :