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notre vie de la félicité humaine, une sorte de tristesse qui est bien loin d’être amère toutefois. S’ils ne ressemblent pas à la couche des déesses antiques, s’ils ne rendent pas immortel celui qui les a aimés, — qu’ils ont aimé, on pourrait presque le dire, tant ils exhalent de vivante tendresse, — ils lui permettent du moins délaisser à sa tombe cette épitaphe où les regrets terrestres ont trouvé la plus touchante de leurs expressions : « Et moi aussi, j’ai vécu en Arcadie. »

C’est au camp de l’Oued-Agrioun que nous rejoignirent deux visiteurs qui furent les bienvenus : le prieur de la Trappe, le révérend père Régis, et le peintre ordinaire de l’armée française, Horace Vernet. Le moine et l’artiste arrivaient de compagnie, couchant sous la même tente, ayant une mule et un cheval à eux deux. Je vis avec plaisir ces hôtes nouveaux de notre bivouac. Le père Régis me rappelait ce couvent de Staouéli que j’ai voulu visiter aux premiers jours de mon arrivée en Afrique, ce mystérieux réservoir de pieuses tristesses dont je désirais sonder les profondeurs. Horace Vernet évoquait pour moi un ordre de souvenirs bien différens, mais qui me remuaient aussi : je songeais, en le voyant, qu’à cette heure même où nous cheminions dans la Kabylie, Paris goûtait ses jouissances intellectuelles de tous les ans, regardait, jugeais, louait, blâmait et oubliait les pensées humaines, devenues dessin et couleur, que lui offraient des artistes tremblans. Puis, qu’il vienne de Paris ou de Pékin, Horace Vernet est un hôte que je serai toujours heureux d’accueillir, surtout sous la tente où depuis longtemps sa place est marquée. Lui aussi, il a fait de la peinture sacrée, car le souffle du drapeau a passé devant sa face. S’il n’a pas été soulevé du sol par la prière, il a été enlevé de terre plus d’une fois par la trompette et par le tambour. Il a peint des batteries prises, des villes forcées, des tirailleurs sabrés. Il a saisi la furie française et l’a jetée sur la toile. Ses tableaux attestent que de notre temps il existe, tout comme avant nous, une espèce de soldats leste, hardie, résolue, qui accomplit en se jouant les plus austères devoirs du patriotisme et de l’honneur.

Vernet arriva au moment même où s’opérait un mouvement qui fut pour chacun de nous une vraie fête : la jonction des deux corps d’armée qui s’étaient séparés aux débuts de l’expédition. Un soir, nous apprenons que le général Mac-Mahon est campé à quelques lieues de nous. Le gouverneur fait tirer un coup de canon, et nous entendons, à travers les montagnes, un canon ami qui nous répond. Le lendemain, c’était le 4 juin, le camp de Sétif était reformé sur l’Oued Agrioun. Les troupes du général Mac-Mahon avaient, comme les nôtres, triomphé de tous les obstacles qu’elles avaient rencontrés ; elles avaient eu de vifs engagemens et de pénibles marches. Officiers