Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le rideau d’un théâtre. Semblable au dormeur éveillé, je me trouve, sans quitter mon lit, sur une scène pleine de mouvement et de lumière : autour de moi, toute la vie du camp, — les cavaliers qui conversent avec leurs chevaux en les étrillant, les fantassins qui s’en vont, le bâton à la main, fureter partout où l’on peut s’avancer sous la protection des grand’gardes, les officiers qui fument sur le seuil de leur logis, enfin l’activité et les loisirs d’une armée en campagne ; à l’horizon, des montagnes qui portent encore les couleurs galantes de l’aurore, qui sont nuancées de rose, de lilas et de vert tendre. Je me rappelle, je ne sais trop pourquoi, Xavier de Maistre, car mon voyage ne ressemble guère au Voyage autour de ma chambre ; mais j’éprouve une sorte de rêverie béate, et, avec une compassion mêlée d’une joie un peu égoïste, je plains tous ceux qui n’ont pas approché leurs lèvres de la coupe où je bois à longs traits.

Le pays où je suis, qui se nomme, je crois, Bou-Leaf, est rempli de discrets agrémens. Il n’a pas la sombre majesté de Tisi-Sekkat. Ce n’est pas une salle mystérieuse pour le sabbat des vents, de la foudre et des nuages ; c’est une contrée humaine. On y voit çà et la quelques arbres d’une taille gracieuse et d’un feuillage arrondi qui lui donnent une fraîcheur normande, et, tout en retrouvant une lointaine image de la pairie, on peut se dire avec une volupté secrète qu’on est perdu au sein d’une solitude profonde. On sait que l’on n’entendra point parler de tout ce qui donne au cœur des émotions presque douloureuses, et à l’esprit d’indicibles irritations. Dans la vie des courses au grand air, à travers les régions inconnues, l’intelligence se reprend aux choses simples. On s’entretient de la chasse, des chevaux, du temps que l’on désire ou que l’on redoute : quand par hasard la pensée veut s’élever de terre, elle gagne tout naturellement des régions hautes et sereines, où elle plane sans effort et d’où elle retombe sans douleur.

J’ai fait, aux environs de Bou-Leaf, une promenade dont je veux dire quelques mots. Il s’agissait d’aller reconnaître la route que nous devions parcourir le lendemain. Vers trois heures, nous montons à cheval et nous nous engageons dans une vallée d’un aspect plus sauvage que notre bivouac, mais où est répandu partout cependant un air de tristesse et de douceur. Une senteur enivrante nous arrive : c’est le parfum d’un bois d’orangers que l’on ne voit pas, et dont pourtant on ne peut nier la présence. Il semble que la nature, dont nous trahissons les secrets, dont nous violons l’asile, s’enfuit en nous jetant son bouquet. Un de mes compagnons me montre des rochers où Gelimer, dit-il, a cherché un refuge, après avoir été battu par les Romains. « C’est du reste, ajoute-t-il, un fait que tous les savans n’admettent pas. » Je sais à peine ce qu’était Gelimer ; je