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que les douleurs suprêmes de l’agonie, essaya encore de trouver une expression de reconnaissance.

Cependant la fusillade continuait, et notre course continuait aussi. La vallée nous découvrait à chaque instant de nouveaux trésors pour l’imagination et pour le regard. C’était une scène à mille jeux dramatiques et à mille effets pittoresques. Ainsi, au détour d’un âpre sentier, un torrent jaillissait d’une roche sombre et droite, pareille à ces fantômes alpestres qu’interrogeait l’âme désespérée de Manfred. Une onde sauvage, que semblaient faire bouillonner les génies de la violence et de l’inquiétude, venait couler à nos pieds et se mêler à l’écume qui baignait le poitrail de nos chevaux. Le gouverneur avançait toujours, suivi par des zouaves et par des voltigeurs du 68e qui avaient pris le pas de course. Il s’arrêta sur un petit plateau qui dominait une vallée nouvelle, mais une vallée verdoyante et fleurie, où étaient répandus des villages kabyles. Là, je compris ce qui se passait : une compagnie, entraînée par cet irrésistible élan que le péril inspire à nos troupes, s’était jetée sous cette feuillée tout imprégnée de poudre et retentissante de coups de fusil. Il s’agissait de rallier nos hommes pour empêcher un de ces désastres isolés qui attristent trop souvent nos victoires africaines. Le gouverneur n’avait voulu confier ce soin à personne. Il venait remplir lui-même les fonctions d’un capitaine, mettant en pratique cette belle maxime du maréchal Marmont, que, dans toute campagne, un général doit donner une heure de sa vie au péril du simple soldat. Un de ses officiers, le capitaine Galinier, qui l’avait aperçu du haut d’un rocher, le rejoignit là tout haletant d’une longue course pédestre. Au camp, on ne savait même point que le général en chef était dans le coin d’une vallée, s’acquittant sans appareil, sans faste, pour obéir à une loi de sa conscience militaire, d’un devoir obscur et sacré.

Le gouverneur appela un clairon : il n’y avait pas de clairon auprès de lui ; il fit signe alors à un tambour appartenant à une des compagnies du 68e, que dirigeait le commandant Archinard, de se mettre auprès de son cheval. Là, le tambour battit le ralliement des tirailleurs. Bientôt un son partit de la vallée en réponse à cette batterie. Le clairon de la compagnie qui s’était aventurée nous avait entendus. Au bout de quelques instans, les nôtres reviennent le visage animé, les fusils fumans, les cartouchières épuisées. Un soldat raconta au gouverneur qu’il avait failli tomber dans un groupe de Kabyles ; une excavation du sol lui avait servi d’abri ; il avait entendu les ennemis parler et charger leurs armes au-dessus de sa tête. Un sergent-major, qui avait une belle et martiale figure, offrit au général Randon un flitta, c’est-à-dire un long coutelas qu’il venait de