Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chacun de nos pas était une conquête ; mais rien de plus charmant que la nature qui nous obligeait à ces luttes. Je vois encore certains sites d’une fraîcheur que ne surpasse point à coup sûr le pays même où Obermann promena ses rêveries.

Ainsi, à notre gauche, au pied d’une montagne, un petit village était blotti entre des ruisseaux et des arbres, qui appelait à lui, du fond de notre âme, ces essaims de pensées que la verdure attire comme des bandes d’oiseaux. Les habitans de cette retraite avaient prudemment suspendu à leurs maisons des drapeaux et des branches garnies de feuillage, pour témoigner de leurs sentimens pacifiques. Le gouverneur craignit que ces signes ne fussent un langage méconnu des zouaves ; il mit ces aimables lieux sous la protection de son porte-fanon. Je me suis arrêté là un instant, pendant que la sape et la pioche étaient aux prises avec les difficultés de la route. La demeure devant laquelle était planté le fanon du gouverneur ressemblait plutôt à une maison mauresque qu’à un gourbi. C’était une habitation blanche, recouverte en tuiles luisantes et soigneusement façonnées. Un mur qui offrait quelques vestiges de dessins coloriés semblait recevoir avec plaisir l’amoureuse caresse d’un rayon de soleil. Toute une famille était devant la porte. Un grand garçon de dix-huit ans cherchait à se faire comprendre de nos soldats auxquels il offrait du lait ; un vieillard attachait sur nous un regard qui n’était ni étonné, ni triste, mais résigné et bienveillant ; une femme tenait un enfant sur son sein. Ce coin du monde renfermait tout ce qui redouble l’indignation de certaines âmes contre la guerre et ce qu’on nomme ses fléaux : pour moi, j’y voyais un tableau qui ne me troublait point dans l’ordre habituel de mes sentimens et de mes idées. Ces objets gracieux, ces êtres tranquilles ne me rendaient que plus chère la région ardente où j’allais vivre dans quelques instans. Le Tasse a saisi une des lois les plus impérieuses de l’art en jetant au milieu de ses récits guerriers son épisode des pasteurs. Je sais toujours gré à la vie de ressembler aux œuvres des grands poètes.

C’est au milieu de ces pensées que vinrent me surprendre quelques coups de fusil tirés à l’avant-garde. Un combat commençait. L’ennemi nous avait attendus à un col que l’on appelle Tisi-Sekkat. Un passage étroit conduit à un plateau entouré de cimes escarpées où le gouverneur avait résolu d’établir son camp. Les Kabyles étaient décidés à défendre ce passage ; ils s’étaient postés sur les hauteurs qui dominaient l’entrée et déterminaient l’enceinte de notre futur bivouac. La place qu’on m’avait assignée ce jour-là dans la marche m’éloignait du lieu où s’engageait l’action ; toutefois, malgré les difficultés du terrain et la longueur de la colonne, je pus, en éperonnant mon cheval, gagner rapidement l’endroit où retentissait la