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de cette solitude si peuplée, une autre solitude allait m’apporter une nouvelle sorte d’émotions.

Les jardins de Lagouath étaient séparés de notre camp par les sables du désert. En les quittant, on pouvait, grâce aux inégalités du sol, pour peu qu’on s’écartât de sa route, se placer de manière à ce que nos tentes disparussent derrière des mamelons. C’est ce que je me complus à faire. Après quelques instans de galop, je me trouvai en pleine aridité, en plein silence, seul entre un ciel et une terre qui luttaient de morne étendue. Je sentis au cœur des frémissemens de joie, car évidemment cette terre est une geôle, nous sommes les fils des libres espaces, et les océans d’eau ou de sable nous attendrissent, parce qu’ils nous rappellent notre patrie.

Quelques jours après cette visite aux blessés de Lagouath, j’étais de nouveau en route. Un matin, avant la première balte, au moment où, le corps affaissé sur son cheval, on poursuit les songes de la nuit, un courrier vint à nous et tira un billet de son bernous. On nous apprenait que le général Bouscaren était mort. Pendant une opération chirurgicale, son âme avait quitté l’asile de douleur où Dieu ne voulait plus la faire vivre. Notre route fut interrompue, et puis silencieusement reprise. Je repassais dans ma mémoire les paroles que j’ai répétées, bien d’autres qui resteront enfouies au fond de moi, et tant de choses qui n’appartiennent qu’à la pensée, qui délient le plus subtil langage, un regard, un son de voix, ces jeux de la lumière spirituelle sur nos traits qu’on appelle les expressions du visage. Je me disais en contemplant avec un esprit en même temps ému et apaisé les magnificences dont j’étais alors environné : « Il voit celui dont il nous est permis uniquement en ce monde de baiser le glorieux manteau. »

L’épisode le plus intéressait de notre retour fut notre visite à Aïn-Maidi. À sept ou huit lieues de Lagouath, en s’enfonçant dans le désert, vers l’ouest, on rencontre une ville entourée d’une muraille dentelée comme les murailles du moyen âge : c’est Aïn-Maidi. Aucun jardin n’environne cet amas de maisons. Sous ces pierres sont blottis des hommes qui vivent comme des lézards, sans végétation, sans eau, se baignant dans l’éternelle lumière du soleil. Il pouvait être onze heures quand la petite colonne dont je faisais partie arriva aux portes de cette étrange cité. Nous n’étions pas encore descendus de cheval, qu’une longue procession de personnages en bernous blanc accourait à notre rencontre. C’étaient les notables du lieu qui venaient nous saluer, ayant à leur tête leur chef, le marabout Tagini. Aujourd’hui Tagini est mort ; le tribunal mystérieux de l’autre monde avait porté contre lui un décret qui a eu son exécution. C’était alors un être plein de vie. Je ne saurais mieux le comparer qu’à un de ces moines