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Moi aussi, je sentais des tressaillemens de joie, une attente émue de la patrie. J’allais voir une ville que le sang de nos soldats avait baptisée française. À une journée de Lagouath, notre voyage avait été marqué par un incident touchant. Nous avions distingué tout à coup à l’horizon, au milieu d’un groupe de cavaliers, l’uniforme de notre pays. Bientôt nous avions reconnu un des officiers qui venaient de contribuer le plus brillamment à notre récente victoire, le commandant Ranson, que le général Pélissier envoyait porter au gouverneur les drapeaux pris à l’ennemi. On avait mis pied à terre, on s’était embrassé, et chacun avait respiré l’ardente senteur de cet instant rapide. Ce royaume des apparitions bibliques était traversé par nos visions les plus chères ; ce qui passait devant nous à travers ces plaines de sable, c’était l’ombre de la France et l’image de l’armée.

Lagouath est bâtie sur deux hauteurs unies entre elles comme les collines de Rome. Des jardins peuplés de palmiers s’étendent devant ses murs. Une seule de ses entrées est découverte, c’est celle qui regarde le mamelon où s’établit notre batterie. Sur ce mamelon s’élève un marabout que les boulets ont rudement traité, mais qui cependant portera longtemps encore le témoignage de sa pieuse origine et de ses orageuses destinées. Certes, si on applique à Lagouath les règles d’une science européenne, ce n’est qu’un amas de constructions misérables. La plupart de ses maisons ne sont que des buttes presque aussi sauvages que les gourbis des Kabyles, ses murs sont des monceaux de terre usés par le soleil, qui les bat éternellement de ses rayons, comme la mer bat nos falaises de ses vagues. Eh bien ! est-ce l’effet d’un mirage ? est-ce l’effet de multiples harmonies qui se combinent merveilleusement ? tout cela est une féerie. Lagouath, à certaines heures, semble une apparition de ville antique. Ses murailles dentelées, ses toits étagés, projetant sur le fond d’un ciel oriental un net et vigoureux dessin, lui donnent un aspect de cité judaïque. On se demande si, derrière ses remparts, on ne retrouvera point les Macchabées, une tour que nos boulets ont détruite augmentait la magie de cet aspect. « Quand nous avons vu Lagouath le matin de l’assaut, m’a dit un officier, élevant dans un ciel où le soleil se montrait déjà ses murs garnis de défenseurs, nous avons tous senti une profonde émotion. Il nous semblait que nous allions enlever la capitale d’un pays inconnu. » Certes le théâtre d’un fait d’armes est pour beaucoup dans le souvenir qu’en gardent les troupes. Toutes les circonstances où le siège de Lagouath s’est accompli, les séduisantes et formidables nouveautés que rencontraient à chaque instant les yeux, avaient produit sur l’esprit de l’armée une légitime exaltation. Toutefois il y avait dans cette action guerrière autre chose que