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en substances appétissantes, et dans des régions plus élevées. Je pensais aux miracles dont parle la Genèse, à cette chair réprouvée, qui, sous la colère de Dieu, devint sel comme ce rocher. Le désert est un continuel commentaire de la Bible. C’est là que sont entassées ses splendeurs et ses épouvantes. Quelques Arabes aussi avaient gravi la montagne de sel, mais ils n’imitaient pas le travail de nos chasseurs. Assis ou debout sur les escarpemens les plus élevés, ils se tenaient dans cette immobilité solennelle qui imprime à cette race tout entière un caractère si mystérieux. On est toujours tenté de prendre ces hommes pour les témoins des âges que leurs costumes et leurs attitudes rappellent. Seuls, entre tous les peuples, ils semblent s’être éternellement passé, sans jamais le laisser éteindre, ce flambeau dont parle Lucrèce. La tradition est restée chez eux sacrée comme la lampe d’un temple. Rien n’a altéré la clarté séculaire qu’elle projette tour à tour sur chaque génération.

L’autre site qui est resté dans mon esprit en traits d’un énergique dessin et d’un ardent coloris est un paysage que je désespère de rendre. Sur un monticule rocailleux comme celui où put s’asseoir le Christ quand il fit le miracle des pains, s’élevait un marabout qu’on appelait, je crois, le marabout de Sidi-Maclouf. Autour de ce monument funéraire régnait partout une solitude infinie, mais qui n’avait rien de désolé. Quoique nous fussions à l’heure du jour qui est en Afrique la moins favorable à l’illusion, c’est-à-dire à midi, toute cette étendue de terres arides était enveloppée d’une sorte de charme. Cet immense horizon, au lieu de décourager la pensée, avait pour l’âme un religieux attrait, et de ces pierres ardentes, de cette terre brûlée, de ces sables où les rayons du soleil s’ensevelissaient comme au sein des mers, il sortait un parfum de recueillement. Je crus respirer la vie des anachorètes, et je songeai sans effroi à une existence qui s’écoulerait tout entière dans ces lieux, roulant, comme un fleuve, ses ondes profondes dans un cours lent et monotone, jusqu’à l’océan où tout s’abîme. La trompette m’arracha à ces rêveries. Nous n’étions plus qu’à quelques lieues de Lagouath.

Je crois que mon cheval était un enfant de cette oasis. Je le vis, quand nos yeux ne pouvaient pas distinguer encore le terme de notre voyage, pris d’une joie singulière qui s’exprimait par de longs hennissemens. Ses narines semblaient s’ouvrir à des souffles retrouvés, à des émanations aimées et connues. Quoiqu’il eût fait en huit heures près de vingt lieues, il paraissait avoir jeté au vent la fatigue et ne demandait qu’à s’élancer sur la trace de fantômes visibles pour ses yeux. Je suis de ceux qui croient au cœur et à l’esprit des bêtes : le chien de Jocelyn est de tous les personnages de M. de Lamartine celui qui me touche le plus. Je savais gré à mon cheval de son allégresse.