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dont il ne doutait point toute possibilité d’être achetée par une de ces luttes qui sont pour nos ennemis de sanglantes consolations, et en apprenant que Lagouath était assiégée, lui-même se mit en route. J’avais l’honneur de l’accompagner.


I

Vers les derniers jours du mois de novembre, je fis mes adieux à Alger ; je montai à cheval et partis joyeux, comme ces pèlerins armés qui s’acheminaient vers Jérusalem. Les cœurs tressaillent des mêmes allégresses sous le spencer que sous la cuirasse. Chaque génération éprouve à son tour les mêmes attractions pour les horizons lointains, les cités inconnues, et ce jardin idéal aux fruits étincelans que crée la toute-puissante magie du danger.

La réalité cependant nous éprouva cruellement à nos débuts. Il y a des jours où ce ciel d’Afrique, d’ordinaire si éblouissant, se couvre d’une lugubre obscurité. Cette immense coupole d’azur se change en une voûte sombre et basse, ce réservoir de lumière devient un réceptacle d’ondes torrentueuses dont la terre est inondée. On craint, en dépit de l’arc-en-ciel, que la pensée du déluge n’ait traversé de nouveau l’esprit de Dieu, et l’on se mettrait volontiers à construire une arche. Le lendemain même du jour où nous avions quitté Alger, le ciel fit fondre sur nous une de ces pluies incessantes qui semblent à la fois les traits d’une inépuisable colère et les larmes d’une intarissable douleur.

Ce fut dans les gorges de la Chiffa, où je me trouvais avec un détachement peu nombreux, que cet orage d’hiver me parut se montrer dans toute sa désolation et atteindre toute sa force. Ce paysage, qui, par des journées de printemps, rappelle les beaux sites de la Suisse, dont la verdure éclatante et les eaux diamantées invitent l’âme aux rêveries radieuses, paraissait en ce moment possédé par toutes les puissances du désespoir. Le torrent avait l’air de s’enfuir en hurlant, les arbres secouaient leurs chevelures éplorées ; quant aux montagnes, elles semblaient des murailles d’enfer. Un bruit sinistre sortait de leurs entrailles, et par instans, comme s’ils eussent été lancés par quelque puissance malfaisante, on voyait des quartiers de roche router sur leurs flancs, où se tordaient les arbustes fracassés. Encore si nous en avions été quittes pour ces affligeantes images ; mais un fléau qui s’adressait à la vie même du corps, non plus à celle de la pensée, vint à se déchaîner sur nous.

Un vent glacé courut tout à coup dans un ciel morne d’où jusqu’alors la pluie seule était tombée, et quelques flocons de neige s’accrochèrent à la crinière de nos chevaux. Au bout de quelques heures, le