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et je crus bêtement qu’elle l’oubliait elle-même, parce qu’elle paraissait ne s’en plus souvenir. » La bête ici, selon moi, ce n’est pas Rousseau, qui se souvient bien plus qu’il ne le dit de la querelle, parce que c’est lui qui a fait l’injure, et qu’on oublie plus aisément les injures qu’on a reçues que celles qu’on a faites ; la bête, et la bonne, est Mme d’Épinay, qui fait de la morale à Rousseau, et qui croit qu’elle le convertira à la reconnaissance.

Ce n’est pas que Mme d’Épinay ne commençât à s’éclairer sur le caractère de Rousseau. Ç’a été le sort de tous les dévots, et encore plus de toutes les dévotes de Rousseau, de finir par le détester ; elles commençaient par le fétichisme, elles aboutissaient à l’antipathie, en voyant que le dieu n’était qu’un homme et moins qu’un homme. Son génie et son éloquence attiraient à lui tous ceux qui croyaient que derrière l’auteur il y avait un homme, tous ceux surtout qui prenaient au mot les prétentions que Rousseau avait à la vertu et à la sensibilité. Ne nous étonnons pas de l’illusion que faisait Rousseau ; elle est fort naturelle : comment croire que dans un auteur il n’y a pas un homme, et l’homme que montre l’auteur ? Comment ne pas se laisser aller du roman au romancier ? Les femmes surtout, et cela fait honneur à leur nature, ayant plus besoin d’idéal que les hommes, sont fort disposées à cette duperie involontaire qui d’une lectrice fait d’abord une complice et ensuite une victime.

Deux choses avaient peu à peu guéri Mme d’Épinay de son enthousiasme pour Rousseau : ses observations et les avertissemens de Grimm. « On ne pouvait guère avoir plus de pénétration que Mme d’Épinay, dit Grimm dans sa Correspondance, un tact plus juste, de meilleures vues avec un esprit de conduite plus ferme et plus adroit. » Ayant à ce degré l’esprit d’observation, Mme d’Épinay, après le premier engouement, vit bien vite ce qu’il y avait de vide et de gonflé, par conséquent de faux dans Rousseau, ou plutôt le contraste malheureux qu’il y avait entre son génie et son caractère. Grimm, amant de Mme d’Épinay, et qui avait aussi l’esprit fin et juste, l’aida par ses avis à découvrir les défauts de Rousseau. Il est curieux de voir, dans les Mémoires de Mme d’Épinay, les progrès de ce désenchantement. « Ce que vous m’avez dit de cet homme, écrit Mme d’Épinay à Grimm, me l’a fait examiner de plus près : je ne sais si c’est prévention, ou si je le vois mieux que je ne le voyais ; mais cet homme n’est pas vrai : lorsqu’il ouvre la bouche et qu’il en sort un propos dont je ne puis me dissimuler la fausseté, il se répand en moi un certain froid que je ne saurais bien rendre, mais qui me coupe la parole si décidément, qu’on me tuerait plutôt que de me faire trouver deux mots à lui dire. Il y a sûrement quelque cause