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la première ; c’était aussi son premier accès de défiance maladive. Bientôt Rousseau déclare à Mme d’Épinay qu’il la soupçonne d’avoir écrit la lettre anonyme à Saint-Lambert, et il termine sa lettre par des paroles qui ne sont plus du malade, mais du méchant. S’il parvient, dit-il, à découvrir que Mme d’Épinay est l’auteur de la lettre anonyme, il deviendra son irréconciliable ennemi. « Vos secrets seuls seront respectés, car je ne serai jamais un homme sans foi. Je n’imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé. Alors j’aurai peut-être de grands torts à réparer, et je n’aurai jamais rien fait en ma vie de si bon cœur. Mais savez-vous comment je rachèterai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à passer près de vous ? En faisant ce que nul autre ne fera que moi, en vous disant franchement ce qu’on pense de vous dans le monde et les brèches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m’aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la vérité : vous ne trouverez plus personne qui vous la dise. »

Que penserons-nous de ce projet de repentir, qui n’est qu’une occasion de plus d’insulter Mme d’Épinay ? Il y avait de quoi blesser la femme la meilleure et la plus indulgente. Mme d’Épinay fut blessée, et sa réponse exprime ce sentiment. Ici cependant encore elle est plus blessée dans le billet qu’elle rapporte à Grimm, et plus affligée, plus émue dans la lettre des Confessions. Je cite les deux billets en regard :


Lettre dans les Confessions ----- « Je n’entendais pas votre lettre de ce matin. Je vous l’ai dit parce que cela était. J’entends celle de ce soir. N’ayez pas peur que j’y réponde jamais ; je suis trop pressée de l’oublier, et quoique vous me fassiez pitié, je n’ai pu me défendre de l’amertume dont elle me remplit l’âme. Moi ! user de ruses, de finesses avec vous : Moi, accusée de la plus noire des infamies ! Adieu ! Je regrette que vous ayez la… Adieu ! je ne sais ce que je dis… Adieu ! je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand vous voudrez ; vous serez mieux reçu que ne l’exigeraient vos soupçons. Dispensez-moi seulement de vous mettre en peine de ma réputation. Peu m’importe celle qu’on me donne. Ma conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus, j’ignorais absolument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me sont aussi chères qu’à vous. » « Sans doute vous avez des preuves incontestables de ce que vous osez m’écrire, car il ne suffit pas du soupçon pour accuser une amie de dix ans. Vous me faites pitié, Rousseau. Si je ne vous croyais pas fou, ou sur le point de l’être, je vous jure que je ne me donnerais pas la peine de vous répondre, et je ne vous reverrais de ma vie. Vous voyez bien que votre lettre ne peut pas m’offenser ; elle ne saurait me concerner ; elle ne m’approche seulement pas. Il ne vous faudra pas de grands efforts pour vous avouer que vous ne pensez pas un mot de toutes ces infamies. Je suis cependant bien aise de vous dire que cette extravagance ne vous réussira pas avec moi. Si vous êtes d’humeur à changer de ton et à réparer l’injure que vous me faites, vous pouvez venir à cette condition ; mais ce n’est qu’avec elle que je vous recevrai. Gardez-vous de me parler de ma prétendue réputation. Loin de me donner par là une preuve d’amitié, donnez-m’en une du respect et de l’estime que vous me devez, en ne tenant que des propos que je puisse me permettre d’entendre. Sachez au reste que peu m’importe la réputation qu’on me donne ; ma conduite est bonne, et cela me suffit. Je vous délierai, quand il vous plaira, sur mes secrets, pour peu qu’ils vous coûtent à garder. Vous savez mieux que personne que je n’en ai point qui ne me fissent honneur à divulguer. »