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plaindre et même, aussi pour se faire payer. « Ah ! si madame savait ! disait la vieille Levasseur à Mme d’Épinay. On ne nous donne rien ; nous sommes endettées d’un louis. » Mme d’Épinay donnait le louis ; mais la vieille allait encore se plaindre aux autres commensaux de La Chevrette. Elle avait compris que, Rousseau étant un peu regardé par tout ce beau monde comme une bête curieuse et extraordinaire, les détails que ses gardiennes donnaient sur ses allures amusaient ce monde à la fois dupe et moqueur. Il y avait là, pour ainsi dire, deux sociétés en présence l’une de l’autre, — la société des petites gens, besoigneuse et mendiante, et la société du monde, frivole et curieuse. Dans cette rencontre, les petits, comme c’est l’ordinaire, attrapaient les grands. Puis venait Rousseau, qui, tiraillé entre ces deux sociétés, l’une qui était celle que lui faisait son talent, et l’autre qui était celle que lui faisaient ses habitudes et son caractère, allant sans cesse de bas en haut et de haut en bas, sans pouvoir jamais trouver sa vraie place et son vrai milieu, tantôt livré aux chimères de son imagination qui relevaient, et tantôt livré aux tracasseries et aux misères de son intérieur qui l’abaissaient, n’avait d’autre ressource que de jeter dans ses Confessions le vernis du roman sur les riens dont il faisait des scènes dramatiques, comme la scène du bosquet d’Eaubonne, sur les commérages de ses gouvernantes dont il faisait des complots pour les grandir : dupe à la fois de son imagination, qui transformait ses rêves en réalités, et de son orgueil, qui ne consentait pas à être la victime de caquets de cuisine. Essayez par exemple de persuader à Rousseau que la rivale de Mme d’Houdetot, que l’auteur de la lettre anonyme, celle qui l’a écrite ou qui l’a dictée, c’est Thérèse : quelle chute pour son orgueil ! Aussi aime-t-il mieux accuser tout le monde que Thérèse, pour ne pas réduire son roman à la proportion d’une querelle de ménage, et de quel ménage !

C’est ici que commence, à vrai dire, la rupture de Rousseau avec Mme d’Épinay. Comme cette rupture est également racontée dans les Mémoires de Mme d’Épinay, nous pouvons encore ici comparer les deux récits et faire une sorte d’enquête. Je ne fais pas seulement cette enquête pour arriver à la vérité, je la fais surtout pour arriver à bien comprendre le caractère et j’allais presque dire la maladie de Rousseau, bizarre réunion d’orgueil, d’inquiétude, d’illusion et de fausseté. Quand les récits de Rousseau sont contraires à la vérité, ce n’est pas toujours qu’il mente, et ce n’est pas non plus toujours qu’il soit trompé par son imagination. Il y a en lui les deux choses : il croit voir des complots qui n’existent pas, et il a des soupçons qui sont des illusions ; mais, quand ses illusions commencent à se dissiper, son orgueil les continue par une sorte de parti pris : il a commencé