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Rousseau. Oui, Jean-Jacques Rousseau faisait des brouillons de ces lettres brûlantes qu’il écrivait à Mme d’Houdetot. Rousseau ne peut pas croire que Mme d’Houdetot ait pu brûler ces lettres si bien composées. L’étonnement est naïf et dénote l’auteur. Les dévots de Rousseau non plus n’ont pas voulu croire que ces lettres aient été brûlées, et nous voyons, dans les Anecdotes de Mme la vicomtesse d’Allard, que Mme Broutain, qui demeurait dans le voisinage d’Eaubonne, voulant connaître la vérité sur le sort de ces lettres, interrogea un jour sur ce sujet Mme d’Houdetot, qui lui répondit qu’effectivement elle les avait brûlées, à l’exception d’une seule qu’elle n’eut pas le courage de détruire, parce que c’était un chef-d’œuvre d’éloquence et de passion, et qu’elle l’avait remise à M. de Saint-Lambert. Mme Broutain saisit la première occasion pour s’informer auprès du poète du sort de cette lettre : elle s’était égarée dans un déménagement, il ne savait pas ce qu’elle était devenue, — telles furent ses réponses. » Faites donc des lettres brûlantes pour qu’elles s’égarent dans un déménagement ! Quant à moi, la version que je tiens de M. Hochet sur ces lettres est un peu moins désolante pour la vanité des sentimens humains. Je lui parlais un jour de la scène du bosquet. « Je connais bien ce bosquet d’Eaubonne, et j’y ai bien souvent causé avec Mme d’Houdetot vieille, mais toujours aimable, et avec M. de Saint-Lambert, vieux aussi et un peu grondeur. Un jour je parlai de ces lettres, et Mme d’Houdetot me répondit fort simplement qu’elle les avait brûlées, excepté quatre qu’elle avait remises à M. de Saint-Lambert ; je me tournai vivement vers celui-ci en lui demandant ce qu’il en avait fait ? — Brûlées aussi, me répondit le vieux philosophe avec un sourire et une grimace. Je me tus malgré ma curiosité, qui me poussait à lui demander s’il les avait lues et si elles étaient bien ardentes ; car il était facile de voir que tout le bruit que Rousseau avait fait de son amour pour Mme d’Houdetot et des belles lettres qu’il lui avait adressées leur semblait ridicule et leur était désagréable, en quoi je les approuvais fort. Les gens qui sont vraiment du monde n’aiment pas à passer dans le roman. » Voilà ce qu’il y a déjà plus de quarante ans racontaient à M. Hochet Mme d’Houdetot et M. de Saint-Lambert, vieux tous deux, et quarante ans après Rousseau, dans le même bosquet où Rousseau met la scène de son amour. Pour enseigner la vanité des choses humaines, le bosquet d’Eaubonne ce jour-là valait la vue des ruines de Rome.

Nous avons vu comment Rousseau raconte son amour pour Mme d’Houdetot ; c’est un roman, et quoique nous ayons souvent contredit le roman, cependant il est impossible que ce récit, où Rousseau, fasciné par son imagination, donne souvent ses rêves pour ses souvenirs, n’ait pas fait quelque effet sur nous. Voyons maintenant