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nous vantant sa sagesse et sa force, comme s’il y avait eu pour elle du mérite à être sage où elle n’était point tentée, du mérite à être forte où il n’y avait pas de périls ! Mais vous, philosophe, quel rôle aviez-vous dans ces tête-à-tête ? Vous avez déjà joué le malade pour vous faire traiter tendrement en ami, ou tout au moins vous avez continué à paraître défiant quand déjà au fond vous ne l’étiez plus, afin d’obtenir des preuves que Mme d’Houdetot ne se moquait pas de vous, et maintenant que faites-vous ? Vous faites pire : vous la poussez vers les plus tendres souvenirs, vers les plus amoureuses pensées, espérant que ses souvenirs deviendront des émotions, et que vous en profiterez. Quoi ! vous n’avez devant vous qu’un marbre qu’un autre seul peut animer, vous le savez, et pourtant vous essayez d’échauffer ce marbre, vous essayez d’en faire une femme ! Et quelle femme ce serait, si elle allait ressentir vos suggestions ! » Mes jeunes gens pensaient comme moi, et je n’en étais pas étonné. Ils sentaient avec l’âme qu’on a à leur âge et que gardent toujours les honnêtes gens, ils sentaient que cet amour moitié romanesque et moitié brutal de Rousseau ne méritait pas le nom d’amour. Triste condition en effet de l’amour tel que l’a peint Rousseau : il veut en faire une passion au lieu d’un plaisir. Mais cette passion que Rousseau ressent pour Mme d’Houdetot, passion non partagée et qui semble fort à son aise pour être toute platonique, comme il la rend grossière en dépeignant l’agitation de ses sens ! C’est l’amour platonique de Priape. Voyez en effet ce qu’il dit de ses courses de Montmorency à Eaubonne, où demeurait Mme d’Houdetot, de ses palpitations, de ses mouvemens convulsifs, de ses éblouissemens[1] en chemin à l’idée du baiser qui l’attendait à son arrivée ; et le grotesque ou le dégoût étant, grâce à Dieu, la punition ordinaire de la grossièreté, voici de quelle manière étrange Rousseau finit la description de cet amour pour Mme d’Houdetot qu’il a voulu rendre intéressant : « Cet état et surtout sa durée, pendant trois mois d’irritation continuelle et de privation, me jeta dans un épuisement dont je n’ai pu me tirer de plusieurs années, et finit par me donner une descente que j’emporterai ou qui m’emportera

  1. « Un éblouissement m’aveuglait, mes genoux tremblans ne pouvaient me soutenir : j’étais forcé de m’arrêter, de m’asseoir ; toute ma machine était dans un désordre inconcevable ; j’étais près à m’évanouir. Instruit du danger, je tâchais en partant de me distraire et de penser à autre chose. Je n’avais pas fait vingt pas, que les mêmes souvenirs et tous les accidens qui en étaient la suite revenaient m’assaillir, sans qu’il me fût possible de m’en délivrer… J’arrivais à Eaubonne faible, épuisé, rendu, me soutenant à peine. À l’instant que je la voyais, tout était réparé ; je ne sentais plus auprès d’elle que l’importunité d’une vigueur inépuisable et toujours inutile (*). » C’est la clinique de l’amour peut-être, mais ce n’est pas l’amour.
    (*)Confessions, livre IXe.