Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/1083

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la crotte ; ses gens eurent toutes les peines du monde à la dégager, et enfin elle arriva à l’Ermitage en bottes, et perçant l’air d’éclats de rire auxquels je mêlai les miens en la voyant arriver. Il fallut changer de tout, Thérèse y pourvut, et je l’engageai d’oublier sa dignité pour faire une collation rustique dont elle se trouva fort bien. Il était tard, elle resta peu ; mais l’entrevue fut si gaie, qu’elle y prit goût et parut disposée à revenir. Elle n’exécuta pourtant ce projet que l’année suivante. À cette seconde visite, elle était à cheval et en homme. Quoique je n’aime guère ces sortes de mascarades, je fus pris à l’air romanesque de celle-là, et pour cette fois ce fut de l’amour. Comme il fut le premier et l’unique en toute ma vie…, qu’il me soit permis d’entrer dans quelques détails sur cet article[1]. » Avant de noter quelques-uns de ces détails, qu’il me soit permis à mon tour de faire une remarque. Rousseau dit que sa passion pour Mme d’Houdetot fut son premier et son unique amour. N’a-t-il donc pas aimé Mme de Warens ? N’a-t-il pas aimé à Lyon, en 1741, Mlle Serre ? N’y a-t-il pas même dans sa correspondance une lettre d’amour adressée à Mlle Serre ? Un des commentateurs de Rousseau trouve cette lettre très passionnée, je la trouve banale et vulgaire : « Votre charmante image me suit partout, dit-il ; je ne puis m’en défaire, même en m’y livrant[2] ; elle me poursuit jusque pendant mon sommeil ; elle agite mon cœur et mes esprits ; elle consume mon tempérament[3]. » Quel style ! Otez je ne sais quelle grossièreté qui est trop souvent la marque de l’amour dans Rousseau, quelle banalité ! Et comme je comprends bien que Rousseau, se mettant à aimer Mme d’Houdetot, ait oublié cette lettre de 1741, dont moi-même je n’aurais pas parlé, si, en la lisant, je n’y avais trouvé une preuve de plus du singulier phénomène qui caractérise le talent de Jean-Jacques Rousseau, ce talent qui, longtemps ignoré de l’auteur lui-même, éclata tout à coup et brilla pendant plus de vingt ans, puis sembla peu à peu s’ensevelir dans la souffrance et l’égarement de la maladie[4]. La lettre à Mlle Serre précède l’éruption du génie de Rousseau.

  1. Confessions, livre IXe.
  2. Phrase singulière, et que je ne puis expliquer que par cette autre-ci de Julie à Saint-Preux : « Je crains que tu n’outrages ta Julie à force de l’aimer. » (Deuxième partie, lettre XVe.)
  3. Correspondance, p. 182.
  4. Rousseau, dans son second Dialogue, dit, en parlant de son discours sur les lettres et les arts en 1749 : « De la vive effervescence qui se fit alors dans son âme (Rousseau dans ses Dialogues, parle de lui-même à la troisième personne) sortirent les étincelles de génie qu’on a vu briller dans ses écrits durant deux ans de délire et de fièvre, mais dont aucun vestige n’avait paru jusqu’alors, et qui vraisemblablement n’auraient plus brillé dans la suite, si, cet accès passé, il eût voulu continuer d’écrire. » Deuxième Dialogue, t. IV, édit. Furne, p. 79.)