Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/963

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils me touchent alors d’infiniment plus près que mon voisin de chambre que vous faites monter sur la scène. Dans mon néant, j’ai besoin autant qu’eux de leur grandeur.

Prêtez-moi donc l’enseignement de vos personnages. J’attends dans ma chute un signe d’eux pour me relever ; qu’ils rendent le ton, l’accent à mon âme détendue, c’est pour cela que je viens les visiter. J’attends pour avancer qu’ils me montrent que le chemin des forts n’est pas impraticable. Qu’un seul être, fût-ce même un spectre, me précède dans cette région ; j’y poserai après lui mon pied avec assurance. Marchez devant moi, fantômes de vertu et d’amour, je m’engage à vous suivre !

Qui peut dire jusqu’à quel point cette éducation de l’âme par le théâtre n’a pas contribué à tenir en 89 l’âme de la France dans la région des grandes choses ? Je veux bien que cet élan de l’art tragique ait fini par se perdre sur les nues dans un idéal forcé ; mais ne m’en avez-vous pas trop précipitamment fait descendre ? N’avez-vous pas trop rabattu de mon orgueil originel ? Vous me ramenez aujourd’hui avec une invincible énergie sur la scène, à ma condition, à mon temps, à mon métier, à ma correspondance interrompue. Je me reconnais, hélas ! si bien dans mes défaillances ordinaires, qu’il me semble ne pas être sorti de ma chambre. Vous m’enchaînez par exception à une date de circonstance, à mon jour de naissance, à la fête de mon patron. Ne savez-vous pas que j’ai horreur d’être rivé à un moment de hasard, moi qui convoite l’éternité ! Les voilà rassemblés sur le théâtre, tous les sophismes de mon cœur, et si j’en ai oublié, vous les avez aperçus. Mais c’est précisément à ce chaos sordide que je voudrais échapper pour me trouver moi-même, car je sens que ce costume de rencontre n’est pas moi, que la parole qui exprime tout mon être n’a jamais pu sortir du bout de mes lèvres. Je viens à vous pour que vous me montriez qui je suis. Sous cette dépouille de convention, je m’ignore. Je voudrais, avant de mourir, me sentir non pas tel que les choses, le hasard, la gêne du moment, la timidité de ma condition me font paraître ; je voudrais apercevoir, ne fût-ce qu’un instant, cet homme immortel que je porte en moi et que je ne puis atteindre. Donnez-moi cette joie de l’éternité pour prix de mes applaudissemens : je vous dispense du reste. C’est là ce que font les grands maîtres : ils me découvrent à moi, dans ma propre substance ; les autres ne me prennent, il semble, que pour un personnage d’occasion, un fâcheux à éconduire, un costume qui va passer de mode. Cela m’humilie d’être considéré ainsi, moi dont la prétention est d’être une personne immortelle.

Le temps n’est pas loin où toutes les grandes inspirations humaines étaient attribuées à la masse anonyme. La foule seule avait tout fait,