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monde, l’art. On vient seulement de s’apercevoir d’hier que ces questions des vieilles unités, si solennellement débattues, n’étaient que de pures formalités devant lesquelles le poète et le public se sont arrêtés pendant des siècles. Quelle lutte et que de génie n’a-t-il pas fallu de nos jours pour en finir avec cette procédure, et quelle reconnaissance ne méritent pas ceux qui ont gagné la cause ! Pourtant tout n’est pas fini avec le procès, et le terrain si glorieusement conquis, il s’agit de savoir ce qu’il faudrait en faire.

Ici vous m’arrêtez sur le seuil ; vous m’annoncez qu’il est trop tard, que le temps de la tragédie est passé pour jamais. Quoi ! se peut-il ? Le fond tragique a disparu de la vie humaine ! Le combat avec la destinée a fini pour tous ? Avec le moule classique ont disparu les pleurs au fond de l’âme ? Mais non, telle n’est pas votre pensée. Vous voulez dire que l’homme ne se prend plus au sérieux. S’il en est ainsi, ce n’est pas la tragédie qui a cessé d’être, c’est l’homme même.

Après le drame héroïque, on a cru que le drame bourgeois est un progrès dans le sens populaire de l’art, Rien ne s’est montré plus faux. Le peuple, même en haillons, a besoin d’un héros, il ne peut s’en passer ; il consume sa vie à le chercher. Si vous ne pouvez le lui trouver parmi les représentans éternels de la justice, il ira le chercher fût-ce au cirque de Byzance.

Quand j’examine ce que j’éprouve devant une pièce du théâtre antique, ce n’est pas seulement un mélange de surprise, de pitié et de terreur, comme le disent les critiques. D’autres genres de poésie peuvent produire ces effets. Ce que je trouve, ce que je sens au fond du drame héroïque, c’est un sentiment très particulier qui ne m’est inspiré à ce degré par aucun autre art, je veux dire le sentiment de l’héroïsme. Je me sens vivre de la vie plus intense des grands hommes ; je reçois l’impression contagieuse de leur présence immédiate : je suis emporté dans le tourbillon de leurs sphères ; j’habite un instant avec eux la région où se forme la tempête qui frappe du même coup les états, les peuples, les individus. Ces sentimens ne sont-ils plus de mon temps ?

Ébranler l’âme en tout sens n’est pas seulement l’objet de l’art dramatique. Il ne me suffit pas que mon cœur soit entre vos mains ; je veux encore, dans cette émotion, ce trouble, sentir une force virile qui se dégage du fond même de votre œuvre, et qui, en se communiquant à moi, m’élève au-dessus de moi-même. Participer d’une nature supérieure, devenir pour un moment un héros dans la compagnie des héros, c’est la plus grande joie que l’âme humaine soit capable d’éprouver. Voilà en quoi se ressemblent les théâtres d’Eschyle, de Sophocle, de Shakspeare, de Corneille, de Racine. Que me font les différences artificielles qui les séparent ? le principe chez eux