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Rousseau, au moment où il jetait son accusation contre les spectacles, n’a pu s’empêcher d’ajouter : « Il est sûr que des pièces, tirées, comme celles des Grecs, des malheurs passés de la patrie ou des défauts présens du peuple, pourraient offrir aux spectateurs des leçons utiles. »

Je crois que ce serait un nouvel élément dans le drame, que de prendre l’homme là où on ne l’a pas encore cherché, au-dessous de l’humanité, déformé, dénaturé, anéanti intérieurement par l’esclavage, puis, après l’avoir fait renaître, de le réparer par l’héroïsme, de telle sorte qu’ayant commencé par être moins qu’un homme, il finit par être le premier de tous. Il me parait que la nature humaine dans le bien et dans le mal s’agrandirait de tout ce terrain conquis sur le néant. Il y a là tout un ordre de sentimens à rétablir ; l’instrument de la poésie peut s’en accroître de quelques notes.

Vainement, de nos jours, on croit être débarrassé de ces questions quand on dit que le christianisme a fait disparaître l’esclavage. Je veux bien que vos corps soient déliés. Qui me prouve que le véritable esclavage, celui de la pensée, ait disparu ?


II

À de certains momens, il est bon qu’il se produise quelque ouvrage dramatique loin de la scène. L’auteur, n’ayant rien à espérer de la présence du public, ne sera tenté de lui faire aucune concession. Que l’on veuille bien y songer. En appeler au jugement immédiat de la foule, au théâtre, quelle foi cela suppose ! quel respect pour ces inconnus ! quelle confiance dans l’élévation soudaine des esprits et même dans les mœurs de ces hommes ! Je me tais s’ils murmurent ; je me déclare vaincu, je me retire, s’ils hochent la tête. Admirable obéissance ! Elle suppose de la part du public un caractère et un respect de soi-même que je ne trouve plus.

J’ai vu le moment où notre public témoignait d’une avidité presque semblable à celle des spectateurs romains dans l’amphithéâtre. Il permettait difficilement sur la scène à un personnage d’en sortir, sans y laisser l’honneur. Ce n’était pas appétit du sang, mais curiosité et apprentissage de l’agonie morale. Les écrivains ont compris où menait cette pente, le public les a applaudis de lui avoir résisté.

Changeons tant que nous voudrons les conditions extérieures de la scène, l’important sera toujours de savoir s’il reste encore une fonction sérieuse à exercer au théâtre dans nos sociétés. Il est frappant que les hommes sont dominés par les formalités bien plus que par le fond des choses, même dans ce qu’il y a de plus spontané au