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Reste à savoir où sont ces archives qu’aucune main n’a consenti à écrire. Où en retrouver un vestige, quand les vainqueurs ont dédaigné de raconter leur victoire ? On a pu reconstruire sur un débris d’ossemens tout un monde antédiluvien. Sur quel débris reconstruirons-nous le monde antique de l’esclave ? Sur nous-mêmes. De la même manière que les grands mouvemens des peuples, les invasions qui ont rempli les quinze premières années de notre siècle ont rendu aux historiens de nos jours le sentiment perdu des nationalités et des races, de même aussi les bouleversemens intérieurs des états auxquels nous avons été mêlés ont révélé sur les révolutions sociales de l’antiquité plus d’un secret qui lui a échappé. Le temps ou la nécessité nous a enseigné des choses que les anciens ont dédaigné de savoir. Dieu merci ! nous portons encore au fond du cœur plus d’un anneau de la vieille chaîne ; avec ce débris, je ne désespère pas de retrouver l’autre bout de chaîne rivé aux pieds des compagnons de Spartacus.

J’appelle révolution servile toute révolution qui se propose un but matériel indépendamment de tout progrès moral, de toute émancipation spirituelle ou religieuse, et je m’explique ainsi le sort commun de ces entreprises qui, répétées à des époques si différentes, semblent pourtant toujours la même, tant elles sont uniformes par le dénoûment. Comme la pensée n’y joue qu’un faible rôle, l’audace, n’y est qu’apparente. Bien qu’elles commencent par effrayer le monde, elles sont encore plus épouvantées d’elles-mêmes ; car elles ont peur des conquêtes de l’esprit, et par-là les plus fières se mettent aussitôt dans l’impossibilité de déplacer une motte de terre. Renfermées dans le cercle d’intérêts matériels, elles participent de l’uniformité des révolutions de la matière. On voit d’immenses forces déployées ; tout leur cède, de grandes conquêtes sont accomplies ; puis, l’âme restant serve malgré l’affranchissement des bras, ces conquêtes s’évanouissent d’elles-mêmes, dès le premier sommeil du corps.

Si toutes les révolutions serviles sont ainsi identiques, il doit y avoir un drame de l’esclave, lequel peut s’appliquer à tous les temps, à toutes les formes de société : reflet de la tragédie éternelle qui a toujours et dans chaque moment de la durée un individu ou un peuple sur la scène.

Il m’a toujours paru que c’était une situation pathétique entre toutes que celle de ce personnage confiné hors de la société civile, dans un exil éternel, et dont les douleurs, le désespoir, les imprécations ne sont comptés pour rien. C’est ce qui m’avait déjà attiré auprès des figures de Prométhée enchaîné et d’Ahasvérus errant. J’ai voulu voir ce qu’il y avait au fond des malédictions amassées