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mais quel sujet choisir, et sur quelle matière était-il possible d’écrire dans l’état de son âme ? Elle choisit celle qui avait le plus de rapport avec sa situation, et écrivit un récit plein de larmes et de douleurs. Tous les affligés lui étaient alors naturellement sympathiques ; tous ceux dont les yeux avaient été éteints à force de pleurs et le cœur brisé sous les coups répétés du malheur lui furent chers comme ses chagrins eux-mêmes ; entre elle et eux, il y avait communauté de souffrances, et qu’était-ce alors que la différence d’éducation et d’instruction qui les séparait ? Bien plus, elle se prit à plaindre. non-seulement les affligés ; mais ces êtres, plus malheureux encore, qui sont devenus la proie du vice et du crime, se rappelant sans doute que le Christ ne guérissait pas seulement les paralytiques et les aveugles, mais ne dédaignait pas aussi de guérir les possédés du démon, et de donner des paroles de paix même à la Samaritaine, à la Cananéenne et à la femme adultère. S’il est un mot du livre saint que les récits de mistress Gaskell remettent en mémoire, Ruth encore plus que Mary Barton. — c’est bien celui-ci : Allez et ne péchez plus. Seulement, comme l’imperfection et l’exagération se glissent en toutes choses, même dans les plus vraies et les plus simples, on peut dire qu’il y a une trop grande abondance de malheurs et presque un encombrement de cercueils dans ce livre : la mort y apparaît toujours, non comme l’hôte à la fois inattendu et inévitable que les poètes et les artistes de tous les temps nous ont représenté, mais comme l’hôte familier de nos demeures. Cette idée fixe de la mort nous semble l’unique défaut du livre.

Mary Barton est un récit parfaitement composé ; la fable et l’intrigue du roman n’en absorbent pas l’intérêt, n’y dépassent pas l’analyse des caractères ; elles sont ordonnées de façon à amener une succession de tableaux plutôt qu’une suite de péripéties et d’événemens. Le but de l’auteur était de présenter une image aussi fidèle et aussi variée que possible de la vie du pauvre ; il ne fallait donc pas que l’intérêt se portât, exclusivement sur une fiction oiseuse, comme dans beaucoup de livres qui traitent de la vie populaire ; Les folles herbes parasites, les coquelicots et les bleuets, sont charmans à voir dans un champ ensemencé, mais ils ne doivent pas être assez épais pour étouffer la moisson, et, quelque charmans qu’ils soient, ils sont incapables de faire du pain. Ainsi, dans Alton Locke, l’auteur, malgré toutes ses sympathies pour le peuple, s’était laissé détourner maladroitement quelquefois de sa tâche ; la partie romanesque de son œuvre y dépassait la partie réelle, et l’intérêt du livre était loin d’y gagner. Outre ce mérite de composition, Mary Barton en a un autre inappréciable ; surtout dans un tableau de la vie des classes pauvres : il est exempt de toute pruderie ; et de toute hypocrisie de langage. Mistress Gaskell