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les cadeaux de noce, les robes du dimanche de la femme, passer à la boutique du prêteur sur gages, pendant que l’enfant affamé, sans jouets pour tromper sa faim, crie, que le père grogne, et que la fille, assise dans l’attitude du désespoir, poursuit d’étranges pensées. Je ne me rappelle pas avoir vu nulle part une exposition plus crue des souffrances populaires ; les tableaux succèdent aux tableaux sans aucun commentaire, comme les chapitres d’une statistique, et dans le fait, ce livre n’est guère autre chose qu’une statistique animée, dramatique. Il n’y a même pas de personnage principal qui concentre sur lui l’intérêt ; l’action ne se passe pas dans une seule famille, mais tour à tour dans une douzaine de foyers successifs. Mistress Gaskell semble avoir voulu éviter de résumer en un seul groupe de personnages toutes les douleurs qu’elle a observées. Comme si elle eût craint que le lecteur léger ne vît dans ces misères ainsi concentrées qu’une exception, elle a multiplié ces misères, elle les a réparties entre un grand nombre de personnages, et a donné à chacun sa part du fardeau à porter, elle n’a pas appuyé spécialement sur un point, la famine ou la maladie, c’est-à-dire sur les malheurs les plus irrémédiables, sur les plus grosses souffrances : elle a enregistré aussi les douleurs délicates, les accidens et les cas possibles de détresse. On demeure effrayé, après avoir lu Mary Barton, des fléaux physiques et moraux qui peuvent fondre sur le pauvre ; mistress Gaskell en décrit une variété infinie : c’est la tentation du vol, c’est la séduction, la cécité, l’ivrognerie, sans compter les malheurs qu’engendrent les instincts naturels, la coquetterie chez les femmes, l’énergie chez les hommes, car c’est là un des plus tristes côtés de la vie du pauvre, les instincts naturels deviennent facilement des sources de mal : cette coquetterie innée engendre le vice, cette énergie virile, pousse à la révolte. Ajoutez des dépravations morales de tout genre : l’insolence et l’hypocrisie envers les supérieurs, les rancunes invétérées, la brutalité engendrée par le mécontentement. Tel est le tableau qu’a tracé mistress Gaskell. Mary Barton est donc non pas tant un roman qu’une sorte de miroir où se réfléchit la vie des villes manufacturières dans toute sa variété, un Manchester tout entier en miniature. C’est l’histoire non d’une pauvre famille, mais d’une cité entière.

Si un pareil livre eut paru chez nous à l’époque où s’agitaient toutes ces déplorables questions de socialisme et de droit au travail, quels orages il aurait soulevés ! Il n’y aurait pas eu assez de colères d’un côté, assez d’éloges de l’autre, pour anathématiser ou louer un pareil livre, et il est probable qu’il aurait été digne de ces colères et de ces éloges ; car probablement il aurait été saupoudré d’invectives violentes et d’esprit révolutionnaire, orné et embelli d’une douzaine