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le genre dans lequel nos pensées et nos passions trouvent le mieux à s’exprimer ? Ce que les générations actuelles demandent à l’écrivain, c’est bien plus de raconter et d’expliquer ce qu’il a vu que d’exposer ce qu’il pense. Les théories socialistes sont risibles, et n’ont jamais acquis un ami sincère au peuple ; mais une statistique bien nourrie de faits, un rapport exact d’un médecin ou d’un ministre du culte nous frappent et nous effraient. De là en littérature le règne presque exclusif du roman. Le roman (bien entendu quand il n’est pas perverti et qu’il n’a pas pour but particulier de défendre une théorie) n’agit directement que sur les sentimens : il expose des faits, il trace des tableaux, il n’est pas pédantesque de sa nature ni exclusif ; les divers côtés de la vie humaine l’intéressent également ; il n’a pas de dédains poétiques pour les objets vulgaires et bas ; il est une sorte d’histoire naturelle de la société humaine. Si la musique est l’art qui reproduit le mieux l’idéal vague que nous avons en nous, le roman est le genre littéraire qui reproduit le mieux la réalité confuse au milieu de laquelle nous vivons. Le roman a pour ce qui est purement abstrait et intellectuel un éloignement que ne partagent ni la poésie, ni le théâtre, ni aucun des autres genres littéraires. Lui seul peut nous offrir une image du monde moderne avec sa multiplicité de faits et de caractères, ses incohérences, ses contrastes, ses souffrances. Le romancier n’est pas obligé, comme le poète dramatique, à une marche rapide, et pour lui l’unité du plan n’est qu’une condition secondaire ; il peut commenter ce qui semblerait inexplicable, analyser ce qui est anormal, suivre pas à pas l’origine et le développement des caractères, des passions et des intérêts, et tout cela le théâtre ne peut le faire. Le roman est donc le genre littéraire qui s’accorde le mieux avec notre vie et nos mœurs ; c’est le seul qui nous amuse, nous intéresse et nous touche, et dont l’influence en bien et en mal soit irrésistible, parce que au lieu d’idées il nous expose des faits, et qu’au lieu de chercher à nous régenter du haut d’une chaire, nous sceptiques, dont l’intelligence est involontairement railleuse, il frappe droit à notre cœur, qui est très susceptible, et à notre conscience, toujours pleine d’appréhensions, en faisant passer sous nos yeux les images grimaçantes de nos mœurs et des désastres auxquels elles donnent naissance.

Cette puissance absolue du sentiment, la seule force qui nous reste, demanderait un contrôle, et malheureusement elle n’en a aucun. Son contrôle naturel serait la patience, et la patience n’est pas une vertu de l’âge révolutionnaire où nous sommes. Si nous sommes plus susceptibles que les hommes d’autrefois, si nous avons un sentiment plus vif de l’injustice, si nous savons supporter avec moins de froideur le spectacle des douleurs humaines, il faudrait en même temps