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ADELINE PROTAT.

tude, irrité par les obstacles que rencontrait son investigation, pour la première fois depuis le retour de sa fille à Montigny le sabotier se montra dur avec elle, comme il venait de faire avec Madelon, dans cette interrogation, qui exigeait les précautions les plus délicates, les termes les plus mesurés. Il semblait à Adeline, en se retrouvant en face de cette violence inaccoutumée, qu’elle entendait gronder l’écho des ouragans qui jadis avaient fait trembler le berceau de son enfance. Elle fut surprise d’autant plus douloureusement qu’elle était descendue avec l’intention de tout raconter à son père, comme si elle avait deviné l’inquiétude qui devait l’agiter. Cet aveu avait été brusquement arrêté sur ses lèvres. Protat l’avait accueillie non point comme une enfant troublée qui choisit son père pour confident, mais comme une fille coupable qui vient demander son pardon. Attérée par le doute offensant que semblaient exprimer les paroles de son père et la douleur qu’il témoignait, Adeline demeura un instant immobile et silencieuse. Protat ne savait point qu’il y a de ces accusations tellement inattendues, qu’elles foudroient ceux qui en sont frappés et paralysent même l’instinct de défense. Sans qu’il eût soupçonné sa fille véritablement coupable, le sabotier avait parlé comme sous l’impression d’une conviction réelle, espérant qu’Adeline allait protester, se défendre, et qu’en plaidant, comme on dit, le faux, il pourrait découvrir le vrai ; mais le silence gardé par Adeline changea brusquement en certitude les soupçons qu’il venait de simuler. Il éclata aussitôt en reproches dont l’amertume atteignait tout le monde : la Madelon, qu’il accusait d’avoir prêté les mains à une intrigue scandaleuse, et lui-même, qui n’avait rien su voir, rien deviner, quand tout le monde autour de lui s’unissait pour le tromper. Puis, las de frapper sur Madelon, sur Adeline et sur lui-même, la colère du sabotier se tourna avec encore plus de fureur vers Lazare, ce misérable séducteur, qui était venu apporter la honte sous un toit où on l’avait reçu mieux qu’en étranger, en ami, — mieux qu’en ami, presque en enfant de la maison. Mais lorsque Adeline entendit aux injures succéder les menaces, des menaces qui semblaient s’adresser à Lazare, la pauvre fille, qui jusque-là avait préféré douter du bon sens de son père, l’arrêta tout à coup. Ce fut moins une justification qu’elle entreprit qu’une accusation qu’elle fit entendre à son tour. Sans pleurs et sans cris, cette véhémente révolte de l’innocence outragée par le soupçon paternel courba Protat aux pieds de sa fille. Il devinait quelle profonde blessure il venait de faire au cœur de son enfant. Dans la manière dont Adeline le regardait, il croyait voir renaître un ressouvenir des jours du passé. À peine eut-elle achevé cette révélation ingénue de son amour innocent, qu’il s’écria, s’emportant de nouveau contre lui-même : — Et c’est pour cela que j’ai fait tant de bruit ;