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n’a pas flétri cet acte ! et depuis il ne s’est pas encore trouvé en France un roi, un homme d’état, pour interdire de laisser sortir sans autorisation du territoire national[1] les chefs-d’œuvre d’art qui honorent la nation ! Il ne s’est pas trouvé un gouvernement qui ait entrepris au moins de racheter ceux que nous avons perdus, et de ressaisir les grands ouvrages de Poussin, de Lesueur[2] et de tant d’autres, dispersés en Europe, au lieu de prodiguer des millions pour acquérir des magots de Hollande, comme disait Louis XIV, ou des toiles espagnoles, à la vérité d’une admirable couleur, mais sans nulle expression morale[3] ! Eh ! mon Dieu ! je connais et j’aime aussi les pâturages hollandais et les vaches de Potter, je ne suis pas insensible au sombre et ardent coloris de Zurbaran et aux brillantes imitations

  1. Une telle loi a été le premier acte de la première assemblée nationale de la Grèce affranchie, et tous les amis des arts y ont applaudi d’un bout à l’autre de l’Europe civilisée.
  2. Nous regrettons particulièrement le célèbre tableau de Lesueur, Alexandre et son Médecin, qui, à la grande vente de 1800 à Londres, a été acheté par lady Lucas. Nous tirons du savant ouvrage de M. Waagen, Oeuvres d’art en Angleterre, Kunstwerke und Künstler in England (deux volumes ; Berlin, 1837 et 1838), la note exacte des tableaux de Lesueur qui d’une manière ou d’une autre ont passé en Angleterre ; 1° Dans la galerie du duc de Devonshire, la Reine de Saba devant Salomon, Waagen, t. Ier, p. 245 ; 2° dans la collection de Leightcourt, chez M. Miles, membre actuel du parlement, la Mort de Germanicus, « riche et noble composition, » dit M Wangen, t. II, p. 356 ; 3° à Alton Tower, résidence du comte de Shrewsbury, le Christ au pied de la Croix, soutenu par sa famille, « sentiment profond et vrai dans les têtes, » t. II. p. 463 ; 4° dans la collection de Burleigh-House, chez lord Exeter, la Madeleine répandant des parfums sur les pieds de Jésus-Christ, « tableau du goût le plus pur et du plus vrai sentiment, » t. II, p. 483. L’auteur des Musées d’Allemagne et de Russie (Paris, 1844) signale à Berlin un saint Bruno adorant la Croix dans sa cellule ouverte sur un paysage, et prétend que ce tableau est aussi pathétique que les meilleurs saint Bruno qui sont au musée de Paris. C’est vraisemblablement une esquisse comme nous en avons une, car il n’y a jamais eu que vingt-deux tableaux aux Chartreux, et ils sont encore au Louvre. À Saint-Pétersbourg, le catalogue de l’Ermitage indique sept tableaux de Lesueur, sur lesquels l’auteur que nous venons de citer en admet un d’authentique, Moïse enfant exposé sur les eaux du Nil. S’il ne s’est pas trompé, nous déplorons qu’on ait laissé une œuvre de Lesueur s’égarer jusqu’à Saint-Pétersbourg, avec plusieurs Poussin, les plus beaux Claude, des Mignard, des Sébastien Bourdon, des Gaspard, des Stella, des Valentin.
  3. On a donné récemment cinq ou six cent mille francs pour une Vierge de Murillo qui fait aujourd’hui tourner toutes les têtes. J’avoue que la mienne y a parfaitement résisté. Je rends hommage à la fraîcheur ; à la suavité, à l’harmonie de la couleur ; mais toutes les autres qualités bien supérieures qu’on attendait dans un tel sujet manquent ici entièrement, ou du moins m’échappent. Cherche-t-on l’idéal ? l’extase est à peine sensible, et n’a point transfiguré ce visage sans noblesse et sans grandeur. L’aimable enfant qui est devant mes yeux n’a pas l’air de se douter du profond mystère qui s’accomplit en elle. Qu’a-t-elle donc qui frappe tant la foule, cette Vierge si vantée ? Elle est soutenue par des anges charmans, et elle a une jolie robe, d’une couleur éblouissante, qui fait le plus agréable effet du monde.