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qu’ainsi c’est ce cœur qu’il faut mettre et répandre sur votre toile. Voilà l’objet le plus élevé de l’art, Pour l’atteindre, ne vous faites pas les disciples des Flamands, des Vénitiens, des Espagnols ; revenez, revenez aux maîtres de notre grande école nationale du XVIIe siècle.

Nous nous inclinons avec une admiration respectueuse devant l’école florentine et romaine, à la fois idéale et vivante ; mais celle-là exceptée, nous prétendons que l’école française égale ou surpasse toutes les autres. Nous ne préférons ni Murillo, ni Rubens, ni Van Dyck, ni Rembrandt, ni Corrège, ni Titien lui-même, à Lesueur et à Poussin, parce que si les premiers ont une main et une couleur incomparables, nos deux compatriotes sont bien autrement grands pur la pensée et par l’expression.

Quelle destinée que celle d’Eustache Lesueur[1] ! Il naît à Paris vers 1617, et il n’en sort jamais. Pauvre et humble, il passe sa vie dans les églises et les couvens pour lesquels il travaille. La seule douceur de ses tristes jours, sa seule consolation était sa femme, il la perd et va mourir à trente-huit ans, dans ce cloître des Chartreux que son pinceau a immortalisé. Quelle ressemblance à la fois et quelle différence avec la destinée de Raphaël, mort jeune aussi, mais au sein des plaisirs, dans les honneurs et déjà presque dans la pourpre ! Notre Raphaël n’a pas été l’amant de la Fornarine et le favori d’un pape : il a été chrétien ; il est le christianisme dans l’art.

Lesueur est un génie tout français. À peine échappé des mains de Simon Vouët, il s’est formé lui-même sur le modèle qu’il avait dans l’âme. Il n’a jamais vu le ciel d’Italie ; il a connu quelques fragmens de l’antique, quelques tableaux de Raphaël, et les dessins que lui envoyait Poussin. C’est avec ces faibles ressources et guidé par un instinct heureux qu’en moins de dix ans il monte par un progrès continu jusqu’à la perfection de son talent ; et expire au moment où, sûr enfin de lui-même, il va produire de nouveaux et plus admirables chefs-d’œuvre. Suivez-le depuis Saint Bruno achevé en 1648, à travers le Saint Paul de 1649, jusqu’à la Vision de saint Benoît en 1651, et aux Muses, à peine terminées avant sa mort. Lesueur va sans cesse ajoutant à ses qualités essentielles, qu’il doit au génie national et à sa propre nature, je veux dire la composition et l’expression, les qualités qu’il avait rêvées ou entrevues, un dessin de jour en jour plus pur, sans être jamais celui de l’école florentine, et déjà même du coloris.

Dans Lesueur, tout est dirigé vers l’expression, tout est au service de l’esprit, tout est idée et sentiment. Nulle recherche, nulle manière ;

  1. Nous sommes confus d’oser parler de Lesueur dans cette Revue après l’admirable article de M. Vitet ; voyez la livraison du 1er juillet 1841.