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différens, ceux qu’il y met sont les plus grands qui puissent être offerts à l’humanité. Les spectacles qu’il donne sont moins déchirans, mais à la fois plus délicats et plus sublimes. Qu’est-ce que la mélancolie d’Hamlet, la douleur du roi Lear, et même la dédaigneuse intrépidité de César, devant la magnanimité d’Auguste s’efforçant d’être maître de lui-même comme de l’univers, devant Chimène sacrifiant l’amour à l’honneur, surtout devant cette Pauline ne soutirant pas même dans le fond de son cœur un soupir involontaire pour celui qu’elle ne doit plus aimer ? Corneille, se tient toujours dans les régions les plus hautes. Il est tour à tour Romain ou chrétien. Il est l’interprète des héros, le chantre de la vertu, le poète des guerriers et des politiques[1]. Et il ne faut pas oublier que Shakspeare est à peu près seul dans son temps, tandis qu’après Corneille vient Racine, qui pourrait suffire à la gloire poétique d’une nation.

Racine assurément ne peut être comparé à Corneille pour le génie dramatique ; il est plus homme de lettres ; il n’a pas l’âme tragique ; il n’aime ni ne connaît la politique et la guerre. Quand il imite Corneille, par exemple dans Alexandre et même dans Mithridate il l’imite assez mal. La scène si vantée de Mithridate exposant son plan de campagne à ses fils est un morceau de la plus belle rhétorique, qui ne peut entrer en parallèle avec les scènes politiques et militaires de Cinna, de Sertorius, surtout, avec cette première scène de la Mort de Pompée, où vous assistez à un conseil aussi vrai, aussi grand, aussi profond que l’a jamais pu être aucun des conseils de Richelieu ou de Mazarin. Racine n’était pas né pour peindre les héros ; mais il peint admirablement l’homme avec ses passions naturelles, et la plus naturelle comme la plus touchante de toutes, l’amour. Aussi excelle-t-il particulièrement dans les caractères de femmes. Pour les hommes, il a besoin d’être soutenu par Tacite[2]

  1. On se rappelle le mot du grand Condé : « Où donc Corneille a-t-il appris la politique et la guerre ? »
  2. Ce serait un travail curieux et utile que de comparer avec l’original latin tous les passages de Britannicus imités de Tacite ; on y trouverait Racine presque toujours au-dessous de son modèle. J’en donnerai un seul exemple. Dans le récit de la mort de Britannicus, Racine exprime ainsi les spectateurs :

    Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
    La moitié s’épouvante et sort avec des cris ;
    Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
    Sur les yeux de César composent leur visage.

    Assurément ce style est excellent ; mais il pâlit et ne semble plus qu’un crayon bien faible devant ces coups de pinceau, rapides et sombres du grand peintre romain : « Trepidatur a circumsedentibus ; diffugiunt imprudentes : at, quibus altior intellectus resistunt defixi et Neronem intuentes. »