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et la justesse des conceptions, par la promptitude du coup d’œil, par la rapidité des manœuvres, par la réunion de l’impétuosité et de la constance, par la double gloire de preneur de villes et de gagneur de batailles ? Ajoutez qu’il a eu affaire à des généraux tels que Mercy et Guillaume, et qu’il a eu sous lui Turenne et Luxembourg, sans parler de tant d’autres hommes de guerre élevés à cette admirable école, et qui, à l’heure des revers, ont encore suffi à sauver la France.

Quel autre temps, au moins chez les modernes, a vu fleurir ensemble autant de poètes du premier ordre ? Nous n’avons, il est vrai, ni Homère, ni Dante, ni Milton, ni même le Tasse : l’épopée, avec sa naïveté primitive, nous est interdite : mais au théâtre nous avons à peine des égaux. C’est que la poésie dramatique est la poésie qui nous convient, la poésie morale par excellence, qui représente l’homme avec ses diverses passions armées les unes contre les autres, les luttes violentes de la vertu et du crime, les jeux du sort, les leçons de la Providence, et cela dans un cadre étroit où les évènemens se pressent sans se confondre, et où l’action marche à pas rapides sers la crise qui doit faire paraître ce qu’il y a de plus intime au cœur des personnages.

Osons dire ce que nous pensons : à nos yeux, Eschyle. Sophocle et Euripide ensemble ne balancent point le seul Corneille, car aucun d’eux n’a connu et exprimé comme lui ce qu’il y a au monde de plus véritablement touchant, une grande âme aux prises avec elle-même, entre une passion généreuse et le devoir. Corneille est le créateur d’un pathétique nouveau, inconnu à l’antiquité et à tous les modernes avant lui. Il dédaigne de parler aux passions naturelles et subalternes ; il ne cherche pas à exciter la terreur et la pitié, comme le demande Aristote, qui se borne à ériger en maximes la pratique des Grecs. Il semble que Corneille ait lu Platon et voulu suivre ses préceptes : il s’adresse à une partie tout autrement élevé la nature humaine, à la passion la plus noble, la plus voisine de la vertu, l’admiration, et de l’admiration portée à son comble il tire les effets les plus puissans. Shakspeare, nous en convenons, est supérieur à Corneille par l’étendue et la richesse du génie dramatique. La nature humaine tout entière semble à sa disposition, et il reproduit les scènes diverses de la vie dans leur beauté et dans leur difformité, dans leur grandeur et dans leur bassesse : il excelle dans la peinture des passions, terribles ou gracieuses ; Othello, lady Macbeth, c’est la jalousie, c’est l’ambition, comme Juliette et Desdémone sont les noms immortels de l’amour jeune et malheureux. Mais si Corneille a moins d’imagination, il a plus d’âme. Moins varié, il est plus profond. S’il ne met pas sur la scène autant de caractères