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chose de meilleur encore que l’écrivain et que le penseur, c’était l’homme. M. Donoso Cortès est un exemple de plus du contraste qu’il peut y avoir parfois entre les doctrines et le caractère. Ses doctrines étaient absolues, son caractère était plein de facilité et de bienveillance ; sa supériorité était sans hauteur, et il avait toute la simplicité des grands cœurs avec l’éclat des plus brillans, des plus ingénieux esprits. C’est tout cela qui l’avait fait aimer et estimer dans un monde comme le nôtre. S’était-il fait des ennemis par ses doctrines ? Il était persuadé que non. S’il était attaqué avec violence, une heure après il n’en savait plus rien, et n’en voulait surtout à personne : « Je n’ai point de mérite à cela, ajoutait-il avec une grâce parfaite ; c’est que je ne me souviens pas : Dieu m’a fait une grande faveur, il ne m’a laissé que la mémoire de mes amis. » M. Donoso Cortes était jeune encore ; il avait quarante-quatre ans à peine. Il était dans une situation éminente, où son talent seul l’avait porté ; les dignités étaient venues vers lui ; il était facile de pressentir ce qui pouvait germer encore dans cette tête intelligente et pleine de vie, — et c’est dans cette jeunesse, dans cet éclat que la mort est venue le surprendre presque à l’improviste ! M. Donoso Cortès conserve assurément une place parmi les éminens esprits d’adoption française.

Et s’il est permis après cela d’appliquer de tels mois à des choses si profondément, si tristement différentes, on pourrait dire que la France, dans la complexité de sa vie, est sans cesse occupée à pratiquer cette adoption à regard de tous les esprits, de toutes les œuvres, soit dans la philosophie, soit dans la littérature. Elle a le génie de l’hospitalité pour toutes les tentatives de l’intelligence et de l’imagination, qu’elles viennent de l’Angleterre ou de l’Espagne, de l’Allemagne ou même de la Russie. La littérature russe, il faut bien l’avouer cependant, est une des moins connues parmi nous. Il plane encore une sorte de mystère sur tous ces noms dont la signification est si incertainement définie. Qui ne sait pourtant ce qu’il y a d’inspiration vigoureuse et puissante dans Pouchkine, ce qu’il y a de sagacité saisissante et d’instinct de la réalité dans Gogol, l’auteur des Ames mortes et de l’Inspecteur ! Il a traduit quelques-uns des ouvrages de ces écrivains, et il a été facile d’en saisir la saveur originale et forte. M. Chopin vient d’ajouter à ce domaine, trop restreint encore, par la traduction de quelques nouvelles russes de Lermontof, de Pouchkine, de Von Wiesen, de Polevoï. Le plus remarquable de ces récits peut-être est une nouvelle circassienne de Lermontof, Béla ou un Héros de notre époque. C’est un tableau de mœurs russes, avec le Caucase pour horizon, et se développant au milieu des scènes guerrières. L’originalité des peintures, la vigueur des traits, la puissance de l’observation, ne manquent point à l’auteur. Le héros lui-même, véritable héros de notre époque, ce Petchorin, ce jeune homme ennuyé et blasé avant d’avoir vécu, qui va chercher ses distractions dans la guerre du Caucase, enlève des jeunes filles circassiennes, quitte la vie militaire pour aller promener son ennuis sur les grandes routes du monde, du côté de l’Arménie et de la Perse, ce héros, disons-nous, a-t-il la même originalité ? Oui, il a son originalité et sa signification ; il révèle le travail d’infiltration de toutes les idées, de toutes les tendances, de toutes les influences européennes dans les hautes classes de la Russie. Lermontof étudie ce caractère avec une force singulière, avec une sagacité d’analyse qui