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la scène change : un autre esprit descend dans toute la hiérarchie administrative. Parce que le pouvoir retrouve son ascendant, il se peut qu’à tous les degrés il se produise une foule de zèles empressés à exagérer ses prérogatives, à dépasser les intentions mêmes du gouvernement. Il y a sans doute des administrateurs qui sentent que plus l’autorité dont ils disposent est grande, plus ils en doivent user avec modération dans les circonstances ordinaires, de manière à faire aimer le pouvoir qui les envoie ; il en est d’autres aussi, par malheur, qui agissent dans un sens différent : cela tient peut-être à un des caractères de la centralisation. Nous lisions récemment dans un rapport d’une commission législative qu’une des raisons qui devaient faire substituer les conseillers généraux aux juges de paix dans la présidence des commissions cantonales chargées de composer la liste du jury, c’est que les juges de paix étaient devenus nomades comme tous les autres fonctionnaires, — nomades, c’est-à-dire étrangers à la localité. C’est là une des tendances de la centralisation, non telle qu’elle existe aujourd’hui, mais telle qu’elle existe depuis longtemps. Elle envoie au nord les hommes du midi, au midi les hommes du nord ; elle les sépare de tout ce qui peut faire leur autorité, leur influence personnelle dans un pays, pour ne leur laisser que l’autorité de l’administrateur. Il en résulte que les fonctionnaires se considèrent souvent comme en mission, quelquefois même peut-être comme en exil ; n’étant retenus par aucune considération personnelle au pays qu’ils administrent, ils songent surtout à leur avancement : ils font du zèle ; ils se remuent. N’ayant d’autre autorité que celle qui s’attache à leurs fonctions, ils sont d’autant, plus disposés à la faire sentir dans les petites choses comme dans les grandes ; ils croient servir le principe du pouvoir, ils le compromettent auprès des populations. Si on parcourt tous les degrés de la hiérarchie administrative, il peut se former de cette manière une foule de petits despotismes locaux inconnus du gouvernement et dont il porte la responsabilité sans en avoir la pensée : c’est là ce que nous appelons une façon périlleuse de servir un pouvoir dans une de ses tendances essentielles, qui est l’affermissement de l’ordre.

Il peut y avoir pour un gouvernement un autre genre d’amis tout aussi dangereux, plus dangereux peut-être. Supposez que ce gouvernement, en maintenant l’ordre dans le pays, se propose de donner un grand essor aux entreprises de tout genre, un grand développement à l’industrie, au progrès matériel : aussitôt, sous prétexte d’entrer dans ces vues, vous verrez éclore une foule de combinaisons prodigieuses, véritable ébullition du génie de la spéculation. Faut-il des systèmes de crédit ? il y en a de toute sorte ; il y en a pour la terre et pour la mer. Faut-il des chemins de fer ? les projets naissent par milliers. Faut-il établir des docks ? cela prendra tout de suite les proportions d’un monopole universel de tous les docks de France. Tout devient matière à actions, à sociétés anonymes, à vastes plans industriels ou financiers. Chaque jour enfante un prodige en ce genre. Par malheur ces combinaisons viennent parfois heurter les intérêts les plus légitimes des populations. On l’a pu voir récemment par une note que publiait le gouvernement au sujet d’une demande de concession des grèves qui s’étendent sur les côtes de la Normandie, et où se dépose et se forme l’engrais qu’on nomme la tangue.