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On le voit, tout le progrès des études mythologiques, depuis M. Creuzer, s’est borné à distinguer les temps et les lieux que l’illustre auteur de la Symbolique avait trop souvent confondus. M. Creuzer fait l’histoire du paganisme de la même manière que l’ancienne école faisait l’histoire du christianisme, c’est-à-dire comme d’un corps de doctrines toujours identiques et traversant les siècles sans autres vicissitudes que celles qui proviennent des circonstances extérieures. Or, si la critique moderne nous a révélé quelque chose, c’est que, dans l’infinie variété des temps et des lieux, il n’y a rien d’assez stable pour être ainsi tenu fixement sous le regard, et que l’histoire de l’esprit humain pour être sincère, doit offrir le tableau de son éternelle et insaisissable fluidité.


III

En présence d’un mouvement d’études aussi varié, la méthode de M. Guigniaut était toute tracée. Le savant académicien eût pu, lui aussi, apporter son hypothèse et ajouter un système de plus à ceux que l’Allemagne avait créés ; il aima mieux se mettre en dehors des systèmes et se réserver la tâche plus délicate de les juger. En cela, il ne fit que suivre la ligne imposée à tous les esprits sérieux en France au XIXe siècle. Le caractère du XIXe siècle, c’est la critique. Que les systèmes aient été autrefois utiles et nécessaires, qu’un grand développement d’idées dans un sens donné ne se produise d’ordinaire que par la lutte d’écoles rivales, l’histoire est là pour le prouver : mais le spectacle de l’esprit humain de nos jours établit d’une manière non moins évidente que le temps des systèmes est passé, que personne n’a plus le courage d’en faire, les maîtres n’ayant plus assez d’autorité pour former école, ni les élèves assez de docilité pour accepter une direction exclusive. L’éclectisme est en ce sens la méthode obligée de notre siècle. Si la France est quelque chose, c’est par son éclectisme. Ni dans l’art, ni en religion, ni en philosophie, ni en littérature, ni en politique, la France ne sait inventer. Le tempérament intellectuel de la France n’est qu’un milieu entre des qualités diverses, un compromis entre les extrêmes, quelque chose de clair, de tempéré, de facile, et c’est peut-être, après tout, la combinaison à laquelle il est donné de serrer de plus près la vérité. Les écoles exclusives, en effet, sont dans la science ce que les partis sont en politique : chacune a raison à son tour et par quelque côté, et il est aussi impossible à l’homme éclairé de se renfermer dans l’une d’elles que de donner à la fois raison à toutes.

Tel est l’excellent esprit que M. Guigniaut a porté dans ce labeur de trente années. La pensée systématique de M. Creuzer y est sans cesse resserrée, contrôlée par la comparaison de tous les systèmes rivaux, non en vue d’une réfutation mesquine, mais dans une intention de haute impartialité et d’intelligente conciliation. Sur une foule de points d’ailleurs, le traducteur ajoute aux travaux de ses devanciers des recherches qui lui sont propres et qui donnent à ce vaste recueil la valeur d’un livre original. C’est afin de remplir d’une manière plus étendue cette seconde partie de sa tâche que M. Guiginaut a cru devoir s’adjoindre deux collaborateurs dont les connaissances variées ont enrichi les volumes récemment publiés de beaucoup de notes intéressantes et neuves. La science si sûre et la critique pénétrante de M. Alfred Maury, le goût